Et maintenant, l’Europe

Denis Sieffert  • 2 octobre 2008 abonné·es

Les métaphores ne manquent pas. Depuis la secousse tellurique, avec son épicentre –Wall Street – et ses ondes de choc qui submergent l’Europe et l’Asie, jusqu’à la contagion en passant par la tache d’huile, les images expriment le caractère inexorable de cette crise financière qui s’étend à toute la planète. Mais le phénomène de propagation n’est pas seulement géographique. Il concerne aussi la nature même de la crise. Le monde de la finance n’est plus seul à être concerné. C’est l’économie réelle qui est touchée. Et plus seulement aux États-Unis. Autrement dit, l’affaire des subprimes a cessé d’être pour nous un sujet de journal télévisé ; c’est notre affaire, personnelle et collective. Nul ne peut dire jusqu’où nous serons atteints dans notre vie quotidienne. Depuis lundi, en effet, la crise a pris une autre dimension. Les places financières européennes ont à leur tour plongé. Des établissements bancaires du vieux continent, dont on nous avait dit qu’ils étaient solides et d’une prudence à toute épreuve, ont fait faillite ou n’ont été sauvés que par la nationalisation. Citons la banque anglaise Bradford and Bingley, celle du Benelux Fortis, et la franco-belge Dexia… avant quelques autres qui chancellent. La contagion était inévitable puisqu’il s’agit d’une crise du crédit qui, selon l’expression d’un économiste, est la « courroie de transmission » entre la finance et l’économie réelle.

Mais tout cela, c’était avant la dernière nouvelle venue des États-Unis. Avant que la Chambre des représentants ne rejette le plan de sauvetage concocté par le secrétaire d’État au Trésor, Henry Paulson. Que s’est-il passé à Washington ? Les élus se sont tout simplement souvenus que le 4 novembre n’était pas seulement la date de l’élection présidentielle, mais qu’il y aurait aussi ce jour-là un scrutin législatif. Par leur opposition, ils ont répercuté la colère de l’opinion américaine, qui refuse de payer pour les fautes des financiers. Le plan Paulson, qui prévoit de créer une structure qui rachèterait les créances pourries jusqu’à hauteur de sept cents milliards de dollars, a ainsi été pris sous le tir croisé du contribuable, qui trouve ce dispositif injuste et immoral, et des idéologues du Parti républicain, qui ont vu dans cette intervention massive de l’État fédéral rien de moins que le spectre du « communisme ». Or, si le rachat forcé de créances dont plus personne ne veut est en effet scandaleusement injuste, il n’en demeure pas moins vrai que l’opération aurait sans doute eu quelque efficacité technique. Son échec – peut-être provisoire – a donc encore aggravé la crise. Au point où nous en sommes, que faire ?

Nous n’aurons pas l’outrecuidance de prétendre ici connaître à des « solutions ». Il n’est pas non plus très utile de se placer dans la posture de la Cassandre qui avait raison. La satisfaction intellectuelle ne peut effacer une profonde inquiétude sociale.
La publication, lundi également, de chiffres du chômage catastrophiques nous rappelle que nous ne sommes pas dans une bataille d’experts, mais dans la réalité. Les mesures que proposent dans ce numéro (voir notre dossier) des économistes antilibéraux ne sont pas des « solutions » à la crise actuelle. Il s’agit de propositions politiques qui, toutes, repensent le partage des richesses. Pas question de « corriger » les excès du capitalisme financier, ni même de « réguler » ou de « moraliser » le système en le rendant moins scandaleux, ou en rendant le scandale moins visible. Cela, c’est le vocabulaire commun de Nicolas Sarkozy et de Dominique Strauss-Kahn [^2]. Pour l’un et l’autre, il s’agit de sauver le système. Avec chez le premier nommé cette turpitude supplémentaire qu’il plaide pour un retour de l’État tout en promettant d’intensifier des réformes qui prévoient l’affaiblissement de l’État. Au contraire, pour nos économistes « à contre-courant », le système financier n’est pas une mécanique grippée qu’il faut réparer. C’est avant tout un rapport social, un mode de partage des richesses entièrement défavorable aux salariés. La finance a prospéré sur le déséquilibre institué entre le capital et le travail.

C’est ce rapport qu’il faut inverser. Leurs propositions ne mettent peut-être pas « à bas » le système capitaliste, mais elles nous ramènent à l’économie réelle, et à des femmes et des hommes en chair et en os, de rires et de larmes. Hélas, tant qu’elles restent sous la plume des économistes, ces propositions ont peu de chance d’être audibles par le plus grand nombre. Pour qu’elles prennent force de programme et deviennent objets de débat démocratique, il faut qu’elles soient relayées par la politique. Or, c’est ce qui frappe aujourd’hui : les partis qui dominent le paysage politique, en France, en Europe et aux États-Unis, sont des libéraux. Et la crise ne transformera pas cette évidence par enchantement ou par désenchantement.

[^2]: Voir entretien au JDD du 28 septembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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