L’abc de la BD

Scénarisé et sérigraphié, l’abécédaire de Blexbolex livre deux truands à un savant fou dans une mystérieuse colonie.

Marion Dumand  • 30 octobre 2008 abonné·es

Une lettre par page, c’est un classique abécédaire. Une péripétie par lettre, c’est Destination : Abécédéria. Et quelles péripéties ! Après un braquage foireux, deux frères truands marseillais se réfugient dans la colonie Abécédéria sans se douter qu’ils vont re­joindre la cohorte d’esclaves du savant fou Antoine Praxis. Nos héros parviendront-ils à s’en sortir indemnes? Seront-ils livrés à l’étrange créature qui hante la jungle ? Vous le saurez en lisant ce dernier ouvrage de Blexbolex… Tombée en désuétude, cette chute traditionnelle des romans-feuilletons ou des bandes dessinées « à suivre » s’adapte parfaitement à Destination: Abécédéria. L’histoire des frangins Blanchet concilie, en mode mineur, les thèmes majeurs des aventures populaires. Avec une concision stupéfiante, l’esprit de Touchez pas au grisbi, Apocalypse now, King-Kong, Docteur Folamour et Orange mécanique semble se réincarner en 32 pages et un alphabet. Les vingt-six lettres ne se donnent pas à voir tout de go. Une route tourne, et voilà le « C » ; un drapeau se hisse et le « F » apparaît ; une tête décapitée figure le point sur un « I »-poteau.

Plus qu’un exercice de style, Destination : Abécédéria est un petit bijou de malice et de maîtrise. Les contraintes, Blexbolex en joue, en bel artiste, en bon artisan. Car cet ancien des Beaux-Arts y a appris la sérigraphie, une technique de (re)production par couches de couleur dont l’exemple le plus connu reste les Marylin de Warhol. Et c’est en sérigraphie qu’il a composé l’abécédaire en trichromie que Les Requins marteaux ont édité. Sa palette restreinte à un trio bleu-beige-rouge ne néglige pas pour autant le blanc du papier [^2]. Suffisamment claires, presque passées, les teintes parfois se superposent, élargissent la gamme en vert-de-gris, brun, bordeau, amènent quelques nuances dans un monde d’aplats. À la recherche de la lettre s’ajoute donc un autre plaisir, ludique lui aussi : découvrir la « formule magique » et colorée qui fait naître des silhouettes sur fond de jungle ou un faisceau de lumière dans un ciel nocturne. Dessins ou récits, Blexbolex synthétise, Blexbolex épure. Les phrases sont courtes, le vocabulaire est précis, l’histoire rondement menée.

Pourtant, Destination : Abécédéria ne relève pas de la simplification, mais du jeu. À nous d’exercer notre discernement face aux astuces de l’artiste. Et ce, avant même d’être plongé dans la lecture : détournant les règles éditoriales, Blexbolex crée en effet de faux rabats de couverture. Le premier singe une biographie des frères Blanchet, le second une présentation historique de la colonie Abécédéria. L’ensemble mêle réalité et fiction : « On perd leur trace en 1981, aux abords de la colonie Abécédéria, Katagonie. Bernard Blanchet est abattu par la police gabonaise quatre ans plus tard à Libreville. » Tant et si bien que l’on est tenté d’y croire, avant de se resaisir. Avec ce dernier bouquin, d’abord édité en Allemagne, Blexbolex se place en maître ès passe-passe, en magicien rigoureux que n’aurait pas renié Perec, avec son Oulipo.

1: Les teintes de prédilection de Blexbolex, qu’il utilise également pour la couverture de l’ouvrage collectif le Tendon revolver, dans lequel il côtoie, entre autres, Blanquet et Burns (32 p., 5 euros). Possibilité de commande sur .

Culture
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