Quand les libéraux justifiaient les conquêtes

Olivier Doubre  • 9 octobre 2008 abonné·es

Libéralisme versus colonialisme ? A priori, les deux termes semblent contradictoires. On sait pourtant que l’expansion coloniale des puissances européennes, en premier lieu britannique et française, fut contemporaine de l’essor du capitalisme, théorisé par les grands penseurs libéraux dès le XVIIIe siècle, d’Adam Smith à Bentham en Angleterre, de Diderot à Condorcet en France. Aussi, défricher cette question, finalement peu étudiée jusqu’alors, en explicitant les prises de positions (défavorables à l’impérialisme européen) des premiers théoriciens du libéralisme puis celles (favorables) de leurs successeurs au XIXe siècle, ouvre non seulement des perspectives du point de vue historique, mais résonne aussi fortement à l’heure où certaines puissances occidentales mènent des opérations militaires dans le but énoncé « d’exporter la démocratie »…

Illustration - Quand les libéraux justifiaient les conquêtes

Ému du sort des Indiens d’Amérique, Tocqueville a pourtant soutenu la colonisation française en Algérie. Daniau/AFP

Le travail de Jennifer Pitts, professeur d’histoire à l’université de Chicago, retraçant le processus de formation de cette « bonne conscience coloniale » des Européens, en particulier chez les libéraux du XIXe siècle, montre ainsi avec brio le déroulement de ce tour de force théorique consistant à dépasser ce qui semblait a priori une contradiction insurmontable. L’exportation du progrès technique et politique, on le sait, fut l’argument principal, permettant d’excuser – ou de dissimuler à l’opinion publique européenne – les brutalités commises. Si cet ouvrage a bien sûr une acuité particulière aujourd’hui sous la plume d’une Américaine d’une trentaine d’années (voir ci-contre la première réponse de l’entretien qu’elle nous a accordé), sa traduction apporte aussi une contribution rigoureuse au débat encore vif autour du passé colonial de la France : on se souvient que le Parlement adopta, il y a à peine trois ans, un texte de loi reconnaissant le prétendu « rôle positif » de la colonisation française. Jennifer Pitts montre ainsi combien cette volonté de justifier les conquêtes, la soumission par la force de peuples et de pays lointains et leur exploitation sans bornes, est ancienne et enracinée au plus profond de la pensée de John Stuart Mill ou de Tocqueville, par ailleurs grands défenseurs de la liberté individuelle (quand il s’agit des Européens). Et, pour ce faire, le progrès a toujours eu bon dos. Les libéraux du XIXe siècle n’hésitèrent pas, en tout cas, à renier leurs principes au nom du développement du capitalisme et de la volonté de puissance des nations européennes. Le travail de Jennifer Pitts renouvelle ainsi en profondeur notre lecture de cette pensée.

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