« Une bombe contre l’inaction »

Lors d’une rencontre à la rédaction de « Politis », Augustin et Jean-Baptiste Legrand* ont tenté avec Serge Paugam, sociologue, de mettre en perspective l’action des Enfants de Don Quichotte depuis le campement du canal Saint-Martin en décembre 2006.

Ingrid Merckx  • 23 octobre 2008 abonné·es

Les Enfants de Don Quichotte revendiquent une action « citoyenne ». Pourquoi ce terme ?

Augustin Legrand : Il renvoie au respect des droits fondamentaux et signale qu’on est à la place où l’on doit être : les partis politiques négligent les questions de logement et d’exclusion. Face à ce manque de citoyenneté, on revendique une prise de parole publique. Entrer en résistance est un acte citoyen, c’est aussi une nécessité.
Serge Paugam : La citoyenneté, c’est participer à l’élaboration et à l’application des lois. En ce sens, l’action des Enfants de Don Quichotte est éminemment citoyenne : elle n’est pas l’expression d’une rupture de citoyenneté. Ils inter­pellent la communauté politique et leurs concitoyens.
Jean-Baptiste Legrand : Notre démarche est non partisane, pour rappeler que tout le monde est concerné par le respect des lois, les problèmes de logement et le risque de tomber à la rue. C’est pourquoi on refuse drapeau, bannière ou banderole : cette résistance appartient à tous.
S. P. : Cette démarche procède de la volonté de créer un choc dans l’opinion. Pas de banderole, mais le déclenchement d’un mouvement de solidarité populaire. Et l’expression d’une volonté d’interdépendance avec les défavorisés : on fait partie de la même société, on est tous dépendants les uns des autres. La présence de sans-abri dans les rues est une injure à la notion de solidarité. Les Don Quichotte ont lancé un appel large, et cela a fonctionné. Un peu comme celui de l’abbé Pierre autour de l’insurrection de la bonté. L’appel à dormir dehors avec les sans-abri a transformé les modes d’action. Les Don Quichotte sont partis de la possibilité de faire émerger les revendications de personnes à la rue, et de la volonté de celles-ci de créer un mouvement.

Les Enfants de Don Quichotte s’inscrivent-ils dans ce que vous appelez, Serge Paugam, les « nouvelles formes de solidarité » ?

S. P. : Les raisons de l’engagement sont aujourd’hui moins motivées par des positions politiques que par une volonté de partager quelque chose avec la personne elle-même : une ou plusieurs nuits dehors, en l’occurrence.
A. L. : Pourtant, la volonté de partager la souffrance, dans la lignée de l’abbé Pierre, a été contre-productive sur le plan politique. Nous avons voulu muscler le discours politique pour lutter contre la démarche compassionnelle. Mais cela n’a pas été entendu. Appeler les gens à dormir dehors nous semblait un acte politique fort. Les médias y ont vu un côté : « Vis ma vie avec les SDF. » Quelque chose nous a échappé…
S. P. : Cet appel à la solidarité vous a quand même permis d’adresser un message à ­l’opinion. Et ne pas avoir d’accroche politique vous a fait gagner la sympathie des médias.
A. L. : On entend répéter : « Les SDF, c’est de leur faute ce qui leur arrive, ils ne veulent pas s’en sortir… » Nous avons voulu donner aux sans-abri la possibilité de répondre à ce ­discours, de rappeler qu’ils comptent des retraités, des jeunes, des sans-papiers, que 30 % travaillent… En utilisant la caméra et Internet, on a cherché à faire un travail d’accompagnement vers le témoignage.

L’action des Enfants de Don Quichotte a-t-elle changé les regards sur les sans-abri ?

S. P. : Nous sommes dans une période de culpabilisation du pauvre et du chômeur. Dans ce contexte, l’action du canal a ouvert une parenthèse de solidarité. Mais la campagne présidentielle qui a suivi a été dominée par le thème du mérite, du travail et de la responsabilité individuelle pour déboucher, aujourd’hui, sur le RSA et « l’incitation au travail » . Je suis réservé quant au bénéfice durable de l’action des Don Quichotte. D’abord, on ne s’intéresse aux questions de ­pauvreté et d’exclusion que de façon ponctuelle. Ensuite, la sortie de crise du canal Saint-Martin n’a pas débouché sur un engagement durable des pouvoirs publics. Ils se sont empressés de débloquer des ­sommes exceptionnelles et de faire passer la loi sur le droit au logement opposable (Dalo), mais dans un environnement qui ne se prête pas à la redistribution. Ce qui fait douter de l’application même de la loi.
A. L. : Nous avons essayé de contrecarrer l’image du sans-abri pieds nus, une bouteille à la main, dont sont friands les médias en hiver. Quand on a dit « Passons six se­maines dehors avec les sans-abri » , ce n’était pas pour créer un événement spectaculaire, ­mais pour transmettre une parole.
Les sans-abri ne forment pas une population homogène. Comment avez-vous fait, sans expérience, face à des individus avec des profils et des comportements très différents ?
J.-B. L. : Nous ne sommes pas des travailleurs sociaux et n’y avons jamais prétendu. On leur a tenu le même discours à tous : « Manifestons pour faire entendre les revendications des 150 000 ­personnes environ qui sont à la rue. » Après, on s’est comportés, ­disons, d’homme à homme.
A. L. : Nous nous sommes battus pour ne pas faire de l’exclusion dans l’exclusion. Sur le campement, il fallait des règles, mais la sécurité a été assurée par des sans-abri.
J.-B. L. : Tout le monde pouvait venir, sans discrimination. Mais il y a eu des malentendus. Ainsi, nous avions obtenu la régularisation des sans-papiers du canal, mais nous avons voulu éviter, au moment des négociations, que le mouvement pour des solutions en faveur des sans-abri se transforme en mobilisation générale pour les sans-papiers : certains en auraient profité pour noyer les revendications et discréditer l’ensemble. Il y a eu des échanges mal compris. Nous le regrettons.
S. P. : Les sans-abri forment une population hétérogène mais aussi très dispersée. L’action des Don Quichotte a permis de les regrouper et de les rendre visibles. En créant une identité positive, ils ont retourné la question des responsabilités individuelles en responsabilités sociales et institutionnelles.

Comment comprenez-vous les critiques adressées aux Don Quichotte ?


S. P. : Ils ont bousculé les politiques mais aussi le secteur associatif. Nombre d’organisations « gestionnaires » sont peu armées pour engager des actions de grande ampleur. Elles ont été surprises qu’on accorde tant d’importance à des non-professionnels alors ­qu’elles sont sur le terrain depuis des années.
J.-B. L. : En même temps, elles sont un certain nombre à nous avoir rejoints et à avoir signé la Charte du canal Saint-Martin…
A. L. : On s’était rendu compte que les associations dites « gestionnaires » ne pouvaient pas lutter, parce que fragmentées, inquiètes d’un gel des subventions, ­resserrées sur des groupes… Cela a été une des raisons de l’action : on ne voulait pas leur jeter la pierre mais les inviter à se souder.
J.-B. L. : Le fait qu’on ne connaisse rien est à la fois une force et une faiblesse. On nous a beaucoup reproché de ne pas avoir organisé le campement comme des pros. Ce fut le cas de membres de Médecins du monde. Pourtant, c’est ­leur opération « À défaut d’un toit, une toile de tente », lancée fin 2005 (et qui a déclenché une polémique parce que les ­tentes de SDF ont été ­dégagées pour faire place aux flonflons de Paris plage), qui est à l’origine de notre action. Certains, au sein du DAL par exemple, nous considèrent comme des « caritatifs », alors qu’on est assez proches d’eux dans l’interpellation, comme en témoigne l’occupation rue de la Banque. La plupart des associations se sont méfiées parce qu’elles nous croyaient manipulés.
A. L. : Le DAL, Médecins du monde, le Secours catholique, la Fondation Abbé-Pierre (FAP), Emmaüs… ont une histoire et une image fortes. Nous voulions les réunir et leur dire : « Nous sommes de simples citoyens, aidez-nous ! Les responsables politiques nous envoient de la poudre aux yeux. Nous voulons donner la parole aux experts. Mettez-vous d’accord ! » Il y a eu un premier rapprochement.
S. P. : Les Don Quichotte ont obtenu des résultats exceptionnels en employant des méthodes archaïques et non professionnelles, et en occupant le devant de la scène. Cela déclenche forcément des jalousies.
A. L. : Mais un collectif interassociatif s’est monté dans un esprit de confiance. Quand, face aux promesses non tenues, nous avons redemandé une action à Notre-Dame en décembre 2007, nous avons trouvé des partenaires : le Secours catholique, Emmaüs et la FAP. Cela a été le socle du « Collectif des associations unies pour une nouvelle politique du logement des personnes sans abri et mal logées », qui compte aujourd’hui une trentaine de membres. On trouve dans le secteur associatif une réelle envie de s’opposer. La preuve : la manière dont on s’est serré les coudes dans le bureau de François Fillon, le 17 septembre, pour la remise du rapport d’Étienne Pinte. ­
J.-B. L. : Sept rapports sur le logement ont été publiés en trois ans, et le gouvernement ne prend toujours pas les décisions qui s’imposent. Mais, aujourd’hui, pas une association n’accepte le statu quo. Les rapports de forces ont changé.

Que peut ce front associatif face à la loi Boutin ?


J.-B. L. : L’interassociatif a pris position contre ce projet de loi qui propose le contraire de ce que préconise le rapport d’Étienne Pinte. Le premier acte fort du Collectif a été la Nuit solidaire du logement le 21 février. Des actions se mettent en place.
A. L. : Pour l’heure, nous lançons avec le Secours catholique et la FAP un parrainage citoyen autour de la loi Dalo (voir p. 5), une opération légaliste, soutenue par le collectif.
S. P. : Le problème, c’est ­qu’avec la mise en place du RSA, ­toutes ces questions passent au second plan. Le gouvernement fait du RSA son unique réponse à la pauvreté.


La médiatisation est-elle un geste politique ? Quels risques de “liaisons dangereuses” ?

S. P. : Pendant la campagne présidentielle, on a vu des reportages à la télévision montrant des gens « vivant des aides » et « arnaquant les institutions ». Le Point a fait sa une sur la « France assistée ». Ç’a eu un effet dévastateur et répandu l’idée que les ­pauvres étaient des profiteurs. Les images des tentes vont dans le sens inverse.
A. L. : En octobre 2007, Christine Boutin m’a proposé de rejoindre son équipe alors que je hurlais partout qu’on était à un tiers des objectifs concernant les places d’hébergement. Y avait-il un moyen d’utiliser intelligemment sa tentative de récupération ? J’en ai parlé un matin sur France Inter. Résultat, tous les journaux ont titré : « Augustin Legrand au ministère »… J’ai refusé, bien sûr, mais beaucoup ont pensé que je m’étais compromis.
J.-B. L. : Martin Choutet, membre du Secours catholique et Enfant de Don Quichotte, a rejoint en mai l’équipe du superpréfet au logement Alain Régnier. Mais aucun risque de récupération dans son cas : il a accepté en tant qu’expert un poste technique pour poser un diagnostic sur le logement et mettre en lumière les blocages qui empêchent les autorités d’agir.
A. L. : Son diagnostic, ce peut être une véritable bombe contre l’inaction.
S. P. : C’est peut-être le moment de poser cette bombe…
J.-B. L. : Oui… C’est aussi la raison de la sortie du film Enfants de Don Quichotte (acte I) . On a besoin d’être plus nombreux.

Dans une société qui déconstruit les solidarités, l’action des Don Quichotte s’inscrit-elle dans une tendance antilibérale ?

S. P. : On observe deux modèles contre la pauvreté : l’accompagnement social encadré par des politiques de prévention, comme dans les pays sociaux-démocrates, et des mesures d’incitation et de responsabilisation individuelles dans les pays libéraux. Le RSA entre parfaitement dans une logique libérale. L’action des Don Quichotte va à l’encontre de cette logique : ils réclament plus d’État et plus d’action en matière de redistribution des richesses.
J.-B. L. : Et cela coûterait moins de mettre de vrais moyens sur le logement que dépenser des fortunes dans une gestion de l’urgence que la machine ne cesse de réalimenter.
S. P. : Les Scandinaves acceptent de payer plus d’impôts pour redistribuer davantage. En France, il existe des réticences fortes contre ce type de redistribution.
A. L. : Nous nous sommes engagés à revenir si les promesses qu’on nous a faites n’étaient pas tenues. Elles ne le sont pas.

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