Une génération face à la violence

Le livre de Mario Calabresi dépeint l’autre face des années de plomb, celle de la douleur des victimes.

Olivier Doubre  • 16 octobre 2008 abonné·es

Aujourd’hui célèbre écrivain italien, Erri De Luca fut à Rome, durant sa jeunesse étudiante, le responsable du redoutable service d’ordre de Lotta Continua (LC). Il faisait partie de la tendance la plus radicale de cette importante organisation d’extrême gauche née en 1969 lors des plus grandes luttes ouvrières de l’après-guerre en Italie. Lors du congrès d’autodissolution de LC en 1976, il surprit en refusant, contrairement à nombre de ses camarades, de rejoindre les organisations armées, à la veille du mouvement de 1977 où s’affrontèrent des manifestants parfois armés et la police. L’une des photos de ces événements (cf. ci-­dessus) fit le tour du monde : on y voit « un jeune homme portant un passe-montagne, un jean à pattes d’éléphant et des bottines, [qui] tend les bras en position de tir, un pistolet dans les mains » . Cette photo, « cliché symbole de 1977, d’une “génération perdue” dans la violence, d’une année où auront lieu 42 homicides et 2 128 attentats politiques » , est longuement analysée par Mario Calabresi au début de son livre, empli de sensibilité et d’une douleur pudiquement contenue. C’est pour ne pas « se perdre » dans cet engrenage sans issue qu’Erri De Luca arrête alors ses études et le militantisme pour devenir ouvrier, notamment chez Fiat. Il connut donc au plus près les débats autour de l’usage de la violence, largement admise par tous les groupes d’extrême gauche (et plus encore d’extrême droite).

Alors que l’Italie est ensanglantée depuis 1969 par des bombes aveugles posées dans des lieux publics par des groupes néofascistes manipulés par les services secrets italiens, de plus en plus de militants d’extrême gauche, au sein du movimento, choisissent la clandestinité, alimentant ce qu’Erri De Luca appellera plus tard cette « guerre civile de basse intensité » que connut la péninsule au moins jusqu’au milieu des années 1980. Si Mario Calabresi refuse (pendant notre entretien) ce terme de « guerre civile », il rappelle en revanche une autre déclaration d’Erri De Luca, prononcée elle aussi des années après, à propos de son père, le commissaire Luigi Calabresi, assassiné devant son domicile alors que Mario a à peine 2 ans : « Chacun d’entre nous aurait pu tuer Calabresi. » Les enquêtes menées près de vingt ans plus tard sur la mort de Pinelli penchent clairement pour l’accident, mais, à l’époque, c’est le commissaire Calabresi qui devient la cible d’une violente campagne de l’extrême gauche. Il faut rappeler combien les soupçons contre l’État étaient alors nombreux, en particulier lorsque tout le monde constate que les enquêtes judiciaires sont empêchées – souvent de manière grossière – par le pouvoir démocrate-chrétien, alors qu’un groupe de militants, en moins de six mois, a réussi à mettre en lumière la piste néofasciste et à remonter jusqu’aux services secrets. Leur enquête, intitulée « Le Massacre d’État », rapidement publiée, fait le tour de la péninsule. Face à un État qui n’hésite pas à faire poser des bombes contre sa propre population, les jeunes, étudiants et ouvriers, qui ont découvert joyeusement la politique en 1968, se trouvent de plus en plus prisonniers de la violence, et certains font le choix des armes. Les victimes des attentats, ciblés dans le cas des groupes armés d’extrême gauche, aveugles dans celui des néofascistes, se compteront par centaines. Allant au-devant des familles de victimes – longtemps délaissées par un État qui ne souhaite pas faire la lumière sur ses responsabilités –, autant qu’il raconte la douleur de sa propre famille, le livre de Mario Calabresi, refusant les appels à la vengeance, est un des rares témoignages sur l’autre côté de ce pan d’histoire de l’Italie. L’auteur ne demande finalement que la « prise en considération » des personnes tombées sous les balles (ou les bombes) durant toutes ces années. L’histoire est, comme toujours, complexe, et, au-delà des convictions politiques de chacun, toutes ses pages comportent « un recto et un verso » . On ne peut ­l’ignorer.

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