Ces nouveaux crimes de lèse-majesté

Nicolas Sarkozy réactive la notion d’offense au chef de l’État dans un contexte d’explosion du délit d’outrage et de pénalisation des rapports sociaux. Bientôt le délit d’opinion ?

Ingrid Merckx  • 13 novembre 2008 abonné·es

Une poupée et une affichette. Voilà qui préoccupe Nicolas Sarkozy. Il faut dire qu’il en va de sa personne puisque la poupée le représente et porte sur son corps de chiffon bleu certaines de ses citations, qu’un manuel faussement « vaudou » invite à épingler. Exemples : « Racaille » à la ceinture, « Travailler plus pour gagner plus » sur le sternum, « Test ADN » sur le tibia ou « Pouvoir d’achat » derrière la tête… Sur la poitrine, la poupée arbore le « Casse-toi pov’con ! » lâché par le Président au Salon de l’agriculture 2008 à un badaud qui refusait de lui serrer la pince. En guise de riposte, un militant de Pour la République sociale (PRS), Hervé Éon, avait brandi cette tirade mémorable sur une affichette, le 28 août à Laval, devant le passage de la voiture présidentielle.
Nicolas Sarkozy n’a apprécié ni l’affichette ni la poupée. A vu rouge. Et saisi la justice. Juridiquement, les deux affaires n’ont rien à voir : pour la première, Hervé Éon a fait l’objet d’une plainte au pénal pour « offense au chef de l’État » ; pour la deuxième, le chef de l’État a attaqué les éditeurs de la poupée au civil et demandé son retrait de la vente au nom de son « droit à l’image absolu et exclusif ». Mais elles en disent long sur la pénalisation ambiante.

Illustration - Ces nouveaux crimes de lèse-majesté

Fife/AFP

Les jugements sont en cours. Le 29 octobre, les magistrats du tribunal de grande instance ont autorisé la poursuite de la commercialisation de la poupée au motif qu’elle et son manuel constituent « une œuvre de l’esprit, composée de deux supports indissociables, qui véhicule des informations et des idées, et relève de la liberté d’expression, son contenu informatif se plaçant délibérément dans le cadre de la satire et de l’humour ». Ils ont estimé que cette poupée brocardait non la personne mais ses propos.
Ségolène Royal, qui a fait l’objet d’une poupée semblable mais rose, a déclaré, finalement bonne joueuse, que c’était « la protection d’une liberté de caricaturer les puissants de ce monde ». Pour Thierry Herzog, avocat du Président, « la notion de droit à l’humour est étrangère à l’atteinte au droit à ­l’image ». Il a donc fait appel. La suite le 13 novembre. Pour l’heure, Nicolas Sarkozy reste le premier président français à avoir été débouté dans une affaire d’atteinte à son image. L’autre affaire lui a donné raison, mais a minima : alors que l’avocat général, muni d’un sévère réquisitoire, réclamait une amende de 1 000 euros, Hervé Éon a été condamné le 6 novembre par le tribunal correctionnel de Laval à une amende de 30 euros avec sursis, à ajouter aux 90 euros de frais de justice.

Depuis Charles de Gaulle, aucun président ­n’avait tant saisi la justice. Georges Pompidou, une fois, pour réclamer l’interdiction d’une publicité pour moteurs de bateaux utilisant son image dans l’Express, en 1970. Idem pour Valéry Giscard ­d’Estaing, qui a fait interdire un jeu des sept familles, « La Giscarte », le caricaturant, en 1976. Mais François Mitterrand et Jacques Chirac se sont bien gardés de toute plainte. Ainsi Nicolas Sarkozy réactive-t-il un délit qui n’avait plus cours et qui « s’inscrit dans une filiation monarchique : le crime de lèse-majesté » , selon Hélène Franco, juge des enfants, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature et membre de l’Observatoire du 6 mai. Imagine-t-on pareil phénomène aux États-Unis, où les poupées vaudou fleurissent (c’est un voodoo kit représentant George Bush et Hillary Clinton qui aurait servi de modèle aux poupées Ségolène et Sarkozy), cependant que des films ridiculisant le chef de l’État sortent sur grand écran (voir Fahrenheit 9/11 de Michael Moore ou W, l’improbable président d’Oliver Stone) ? En revanche, ce n’est pas un hasard si l’offense suprême se répète dans un pays comme le Maroc, qui a condamné à des ­peines sévères (dont emprisonnement et interdiction de leurs publications) les journalistes Ali Lmrabet en 2004 et Ahmed Benchemsi en 2007, et le blogueur Mohamed Erraji en 2008 pour outrage au roi. Il faut lire le détail des ­textes incriminés à chaque fois…
En France, l’offense au chef de l’État est régie par la loi sur la liberté de la presse de juillet 1881, qui stipule : « L’offense au président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 est punie d’une amende de 45 000 euros. » Lequel article 23 couvre un champ assez large. En fait, l’affaire de la poupée inquiète moins que celle de l’affichette, parce qu’en incriminant un militant pour offense, celle-ci laisse craindre des dérapages vers le délit d’opinion. « On pourrait utiliser à tort et à travers ce délit pour pénaliser des opposants politiques » , met en garde Hélène Franco.

Le fichier Edvige est passé par là. Nicolas Sarkozy multiplie les recours : contre Romain Durand, qui, dans un courriel adressé à l’ancien ministre de l’Intérieur, s’exprimait ainsi : « Voilà donc Vichy qui revient : Pétain avait donc oublié ses chiens ! » Le 30 janvier 2008, le président a attaqué RyanAir pour la publication d’une photo avec Carla Bruni à des fins publicitaires. Le 7 février, il a porté plainte contre le Nouvel Observateur pour avoir évoqué un texto adressé à son ex-femme. Le 23 mai, il a attaqué deux fabricants de ­T-shirt parodiant son patronyme. Le 16 octobre, il a porté plainte contre l’ancien patron des Renseignements généraux, Yves Bertrand, pour atteinte à la vie privée et dénonciation calomnieuse dans ses Cahiers. Mais, surtout, la société entière glisse vers la surpénalisation depuis dix ans. Les procédures judiciaires pour outrage sont passées de 17 000 en 1996 à 31 171 en 2007. Les punitions vont d’amendes à des peines d’emprisonnement (2 693 en 2006) selon que ce délit touche des personnes « chargées d’une mission de service public » ou des personnes « dépositaires de l’ordre public ».
En 2000, la notion d’outrage a été élargie par la gauche aux enseignants et agents de la RATP à la suite d’incidents. Le délit concernerait principalement les jeunes. D’après une enquête de Fabien Jobard, chercheur au CNRS, il est utilisé comme parade contre des plaintes envers les ­forces de l’ordre. D’après Me Thierry Lévy, avocat d’une mère de famille poursuivie pour outrage à préfet, ce délit « sert à rassurer les vaniteux, à conforter les apparences que se donne l’autorité publique, à rattraper ses propres insuffisances, à masquer ses fautes ».

Du fait de la répétition de poursuites pour outrages à agents, sous-préfet et Président (affaires Romain Dunand, Maria Vuillet, Yves Baumgarten, Serge Szmuszkowicz et Jean-Jacques Reboux), un Collectif pour la dépénalisation du délit d’outrage (Codedo) s’est monté en juillet 2008. Sur son site, il liste dix raisons de dépénaliser ce délit. Elles s’appuient principalement sur l’inégalité qu’il instaure entre les dépositaires de l’autorité publique et les citoyens lambda, qui doivent s’en tenir, eux, à la répression de l’injure. « Mais, précise Hélène Franco, le Président n’est pas un justiciable comme un autre. De même, les policiers, en cas d’infraction, sont punis plus sévèrement que le reste des citoyens. » Plus convaincants, les arguments du collectif concernant les dérives du délit d’outrage : utilisé par des policiers, il peut servir à masquer des bavures, ou à gonfler les chiffres de la délinquance ou d’élucidation des infractions. Enfin, d’un point de vue politique, le succès de ce délit représente une « atteinte à la liberté d’expression » pour le collectif, et une forme de « pénalisation des rapports sociaux » pour la magistrate. De l’offense au chef de l’État à l’outrage à un dépositaire de l’autorité publique en passant par l’atteinte à l’image… c’est cette addiction à la réponse pénale qui unifie toutes les plaintes, selon elle.
« On s’imagine qu’il suffit d’agiter la punition pour régler un problème. Alors qu’il est illusoire de penser restaurer l’autorité par l’intimidation. » Une des solutions pourrait être de supprimer l’offense au chef de l’État : le régime d’offense aux chefs d’État étrangers a bien été supprimé en 2001. En attendant, la responsabilité repose sur les juges. Sur le blog des éditions Dalloz, Agnès Tricoire, avocate à la cour et déléguée de l’Observatoire de la liberté de création de la LDH, résume : « Si les juges résistent, ils sont menacés dans leur carrière, s’ils donnent raison au Président, on les critiquera pour leur manque d’indépendance. »

Société
Temps de lecture : 8 minutes