Craquements en chaîne chez Velib’

Les employés de Cyclocity, filiale du groupe Decaux qui gère les parcs de vélos municipaux à Paris et dans d’autres villes, ont fait grève durant deux jours pour leurs salaires et leurs conditions de travail.

Xavier Frison  • 27 novembre 2008 abonné·es
Craquements en chaîne chez Velib’
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Nantes, Paris, Rouen, Amiens, Mulhouse, Besançon, Lyon, Marseille, Toulouse : ce ne sont pas là les villes-étapes du prochain Tour de France mais quelques-unes des localités dont les bicyclettes en libre-service sont gérées par Cyclocity, jeune filiale du groupe d’affichage publicitaire JCDecaux. Une maison où tout ne tourne pas rond, loin s’en faut : salaires chiches et conditions de travail indignes sont le lot des techniciens et agents qui assurent la maintenance du parc de vélos mis à disposition des usagers. À l’initiative de Solidaires (70 adhérents dans l’entreprise), une partie des 270 salariés parisiens de Cyclocity ont débrayé les vendredis 7 et 14 novembre dernier, avant d’obtenir, aux forceps, un premier round de négociations, les 21 et 28 novembre. En attendant les éventuels résultats de ces discussions, petit panorama des dysfonctionnements constatés par des salariés à Paris, temple du célèbre Vélib’, lancé en juillet 2007.

Illustration - Craquements en chaîne chez Velib’

http://solidaires-cyclocity.over-blog.com
Pour réparer les Vélib’ en panne, 120 personnes interviennent chaque jour. Il en faudrait 30 à 40 % de plus.
Coex/AFP

Meïssa Fall, 22 ans, est agent de maintenance. Embauché peu avant le lancement de Vélib’ comme intérimaire « avec que des Noirs et des Arabes », il fait le « sale boulot » , soit brancher les câbles, connecter les stations au système central, le nez dans « la pisse » . Le paiement des heures supplémentaires doit être réclamé. Nombreux sont ceux qui partent, « dégoûtés » ou licenciés, avant de toucher leur dû : « Sur les 300 qui étaient là au lancement de la boîte, il n’en reste que 30 %. Certains ont été licenciés sans motifs valables. ». En guise de cadeau d’adieu, Thierry Raulin, le directeur des ressources humaines (DRH) de Decaux, ira jusqu’à charger ses propres troupes, en déclarant dans le journal gratuit 20 Minutes du 25 avril 2008 avoir recruté « majoritairement des gens sans qualification, parfois issus de banlieues difficiles, qui sortaient d’une longue période sans emploi et pour qui ce n’était pas toujours facile de s’adapter ».
En septembre 2007, Meïssa passe en CDI et commence à pointer les divers problèmes qui minent la société. On cherche à le débarquer, sans succès. Il rejoint Solidaires en avril 2008. Depuis le lancement du service, Meïssa répare les vélos défectueux dans les stations, à raison d’un mi-temps de 20 heures par semaine, pour 600 euros net, hors prime repas. Après avoir été pris « pour un rigolo, au début, comme les autres » , selon un ex-collègue, cet étudiant en droit des affaires donne bien du fil à retordre à Decaux, qui gère le conflit en direct pour sa filiale, forte de plus de 500 salariés dans toute la France. « On ne m’aime pas beaucoup chez Decaux », résume-t-il dans un doux euphémisme.

Nouvellement élu délégué syndical et délégué du personnel, également secrétaire du comité d’entreprise, Meïssa raconte une journée type d’agent de maintenance chez Cyclocity : « Je commence à 7 heures du matin. J’enfile ma tenue et prends ma caisse à outils. Dans les vestiaires, pas de douches, pas de lavabos, pas de sièges. Le patron nous oblige à ranger nos outils (caisse, pompe à pied, casque…) dans le vestiaire. Tout cela est illégal. Ensuite, je pars en Vélib’ pour ma tournée. Nous devrions disposer de vélos électriques, mais ce n’est pas le cas. Un Vélib’ pèse 23 kg, auxquels il faut ajouter la caisse à outils de 20 à 30 kg, dans un sac à dos ou dans le panier des Vélib’, qui n’est pas fait pour ça et finit par casser. Souvent, je suis pendant cinq heures dans le froid, entre les voitures, les bus qui nous frôlent quand nous réparons aux stations. S’il pleut, je suis totalement trempé, et s’il a plu la veille, la tenue de travail n’a pas eu le temps de sécher. On a rarement le temps de manger à midi. Les agents à temps plein subissent ces conditions pendant sept heures. Chaque agent a un quartier attitré – moi c’est dans le IXe arrondissement –, avec la liste des réparations à faire repérées la veille sur des vélos défectueux. Mais très souvent on découvre des pannes non répertoriées, cela représente même deux tiers des cas. Du coup, on ne peut pas prévoir correctement le matériel nécessaire, et cela pose problème dans l’évaluation du travail de chaque agent. Il y a trop d’imprévus, et la direction met la pression. Il n’y a que douze personnes dans Paris chargées de repérer les pannes, c’est beaucoup trop peu. Pour réparer, ce sont 120 personnes qui interviennent chaque jour à Paris ; là aussi c’est très peu, il faudrait 30 à 40 % d’agents en plus. »
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Jean-Christophe Sartori, ex-responsable de secteur, licencié pour manquements professionnels car pas assez retors avec ses subalternes, confirme le témoignage du nouveau délégué du personnel. *« Je devais faire du flicage, surveiller les agents pour voir s’ils n’étaient pas au café, se souvient-il. Chez Cyclocity, c’est vraiment le projet qui m’intéressait. J’ai vite déchanté et constaté que le Vélib’ était juste un outil pour décrocher le marché des panneaux publicitaires. On a mis des moyens largement insuffisants. J’envoyais des gars travailler sans casque, sans gilet, avec trop peu d’outils. »
Ces mêmes salariés recrutés en banlieue, dont Jean-Christophe se souvient « très bien » : « La plupart étaient supermotivés. En revanche, ils ont dû attendre de longues semaines avant d’être formés. Ils ont longtemps réparé les vélos sans aucune formation. » Certains salariés ont travaillé trente jours d’affilée, « l’un d’eux a même enchaîné six semaines sans repos, un record » . Quant aux petits nouveaux embauchés en milieu de mois, « ils n’étaient payés qu’en fin de mois suivant ». Jean-Christophe Sartori a entamé une procédure aux prud’hommes. « C’est une société où il ne faut pas faire de vagues. Tous ceux qui pointent les problèmes sont menacés ou se font éjecter. »

Face à ces critiques, il faut laisser du temps au temps, plaide en substance Thierry Raulin : « Quelle société qui a un an d’existence [NDLR : plus d’un an et demi en réalité] peut dire que tout est parfait ? 2008 n’a pas été une année blanche sur le plan social. En outre, les instances représentatives du personnel viennent seulement d’être désignées. La direction s’engage désormais à instaurer le dialogue social avec les délégués syndicaux, à mettre en place un calendrier et à travailler. » La faiblesse des salaires – 940 à 1 050 euros net pour un temps plein – est réfutée avec force : « Avec la prime de métier trimestrielle, l’intéressement collectif lié aux objectifs, les indemnités repas, on est bien au-delà des minima. » Les pressions exercées sur les agitateurs ? « Je n’en ai pas connaissance » , affirme Thierry Raulin, avant de prôner le « respect du dialogue social. » Thibault Prenez, un agent de régulation licencié en novembre 2007 pour « [son] engagement syndical » , actuellement en lutte pour sa réintégration, préfère jouer la prudence : *« On reste sur nos gardes. Ils ont déjà promis beaucoup de choses. »
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