« Défendre et respecter la complexité de l’individu »

La Société psychanalytique de Paris (SPP) organise un colloque sur le thème de l’inconscient. Un sujet plus politique qu’il n’y paraît. Explications de Gérard Bayle, psychiatre et psychanalyste, ancien président de la SPP.

Denis Sieffert  • 20 novembre 2008 abonné·es

Votre colloque porte comme intitulé « L’inconscient freudien » [[samedi 22 novembre, Maison de la Mutualité,
24, rue Saint-Victor, 75005 Paris, de 8 h 30 à 18 h 30,
et dimanche 23, de 9 h 30 à 13 heures Inscriptions sur place. Renseignements : <www.spp.asso.fr>.]]. Est-ce un « label » ? Existerait-il un autre inconscient ?

Gérard Bayle : Non. Mais le mot « inconscient » est tombé dans le langage populaire. À force de s’y référer, on en est venu à une simplification. Les gens prennent l’inconscient pour une substance. On ­cherche le site de l’inconscient dans le cerveau. Un site qui, évidemment, n’existe pas. Car, pour Freud, l’inconscient est d’une part une hypothèse, d’autre part un qualificatif. C’est un postulat indémontrable. Même si l’on dit que l’inconscient est « structuré comme un langage » , comme l’affirmait Lacan, on lui fait perdre son statut d’hypothèse, et alors ce n’est plus l’inconscient. Or, défendre ce concept, c’est défendre la psychanalyse au moment où on attaque tout ce qui sert de terrain germinatif pour la pensée.
J’attire l’attention sur le fait que se préparent actuellement les décrets d’application de la loi du 9 août 2004, qui crée un statut des psychothérapeutes. Comparé au travail des psychanalystes, psychiatres et psychologues, le leur constituerait, si l’on n’y prend garde, un recul ; tel celui des officiers de santé d’autrefois, par rapport à la médecine. Le point faible est du côté des rééducateurs du comportement. Ils négligent les phénomènes inconscients et réduisent tout à des actions conscientes. Cela donne toutes sortes de pratiques superficielles qui se terminent souvent par le recours aux psychotropes, comme le recommande un rapport de l’Inserm.

C’est la recherche de raccourcis. Il y aurait ainsi une « fast psychologie » comme il y a des fast-foods. Peut-on dire que la défense du concept d’inconscient, c’est la défense de la complexité et de la durée ?

Absolument. Freud a fait l’hypothèse de l’inconscient, puisqu’on en voit des manifestations, comme le rêve, le lapsus ou le symptôme névrotique. Il a créé quelque chose qu’il a appelé l’inconscient et qui, dès le départ, est une impasse féconde. Quelque chose qui oblige à penser. Un de mes collègues, Claude Le Guen, y voit une « aporie ». Un peu comme Heidegger avait défini « l’aporie de la mort » ; une situation qui nous oblige à penser, à sortir de l’impasse par un dépassement. ­L’aporie de l’inconscient est que, par définition, on ne sait pas ce qu’il est, sinon il ne serait plus inconscient. Il s’en dégage une série de concepts marqués eux-mêmes par des restes d’aporie. Je citerai un ­exemple : le refoulement. Il y a une partie que l’on connaît, liée à ses échecs, ce sont ses manifestations, mais persiste une partie inconnue et qu’on ne peut ­connaître. L’écart entre la théorie et la clinique, écart théorico-pratique, ne rend jamais complètement compte de la clinique (de l’hypercomplexité du psychisme). C’est ce qui permet au patient de disposer d’un espace de liberté. La théorie ne le soumet pas, la psychanalyse ne peut pas formater l’individu. Les analystes ne sont pas des techniciens. Il n’y a pas de recette. La cure analytique est une recherche, et il n’y a pas de cure analytique qui ne soit une recherche originale et unique.

N’est-ce pas l’appât du gain, et d’un gain rapide, qui commande les théories qui prétendent ­privilégier l’immédiateté du résultat ?

Je crois que, dans l’ensemble, ces psychothérapeutes auxquels on va donner un statut croient sincèrement en ce qu’ils font. Leur motivation serait plutôt, peut-être, la recherche de la toute-puissance. L’illusion que l’on peut obtenir un résultat immédiat et total. Mais leurs échecs seront repris par des traitements médicamenteux enrichissant les laboratoires pharmaceutiques, qui, eux, sont mus par l’appât du gain. Ce qui fait déjà que nous sommes dans un pays de surconsommation ­d’anti­dépresseurs, par exemple.

La psychanalyse a donc quelque chose à dire de notre société.

Cela a toujours été le cas. Freud s’est toujours préoccupé de son époque et de ses phénomènes sociaux. Ainsi, avec Malaise dans la civilisation [^2]. Mais c’était la société de son temps, dans laquelle l’autorité était impériale puis dictatoriale. Aujourd’hui, ce sont les grandes entreprises qui détiennent l’autorité. Ou plus exactement ­celles qui gèrent les groupements ­d’actionnaires, dont l’argent va là où il peut rapporter, sans aucune dimension éthique.
Défendre la complexité de l’individu, c’est aussi lutter contre la simplification qui le réduit à une statistique, et parfois à un fichier, car, le plus souvent, il s’agit surtout d’en faire un objet de marketing. C’est le principe de la publicité. Ou des ­outrances de l’exhibitionnisme télévisuel. Le libéralisme exacerbé de ces dernières années a rompu un certain nombre de digues à ­l’abri desquelles se déploient les sentiments, l’amour, la créativité, la culture, le droit, l’entraide et la valeur du travail. La crise actuelle montre à quel point ces digues ont été entamées par la folie du gain.

[^2]: Malaise dans la civilisation, traduit également par Malaise dans la culture, écrit par Freud en 1929, a été réédité par les Presses universitaires de France en 1995.

Idées
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