La douleur de vivre

Dans « My Magic », Éric Khoo met en scène une allégorie du désespoir par le biais d’un fakir suicidaire, sujet à toutes les emprises,
mais qui redevient magicien pour son petit garçon.

Ingrid Merckx  • 6 novembre 2008 abonné·es

Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Une barrique cherchant l’ivresse. Une tonne qu’il a bien du mal à remplir avant d’arriver à se mettre la tête par terre. Il a beau finir tout ce que les clients laissent sur les tables dans le rade glauque où il travaille, il lui faut des litres supplémentaires pour s’achever complètement. Témoin : la première scène, où il s’envoie une quinzaine de coups cul sec en trois minutes, sans ciller. On pense que la barrique va s’effondrer. Point : la charge n’est pas encore assez forte, et le spectacle pas encore assez brutal, il finit donc par manger son verre. Comme un croquant. Mâchant les bris et ses dents face à la caméra. Mêlant souffrance et rébellion dans ce geste ultime. Peut-il ou pas ? C’est la question qui revient sans cesse devant My Magic, film qui met en scène à Singapour un fakir suicidaire préférant affronter la perversité des hommes plutôt que d’endurer la douleur de vivre. Quelles sont les limites d’un fakir ? Lui, les connaît-il seulement ? Éric Khoo, le réalisateur de Be with Me , joue de cette ambiguïté, surfe sur cette crête : parce que c’est la seule arme qui reste à son personnage. Et parce que Francis (Francis Bosco, vrai fakir à la ville) est une fantastique métaphore pour son sujet, et pour le cinéma.

En effet, cette masse de souffrance qui ne saigne pas mais se détériore pourtant est une représentation criante de l’impact du désespoir sur l’âme et la chair, et des retranchements dans lesquels est poussé celui qui a déjà deux genoux à terre. Francis n’est plus qu’une succession de trous qui se referment sans que l’on sache quelles lésions ils masquent. Un corps transfiguré par le malheur et, de fait, en proie à toutes les emprises. Réussir à rendre cette mutation à l’écran est le meilleur tour dans ce film qui affiche une double (re)quête : comment changer de regard sur l’autre ? Et comment braver les forces dominantes ?

Éric Khoo choisit le biais de la naïveté, en adoptant le regard d’un enfant. Pas n’importe lequel, un petit chose (Jathishweran) qui a déjà perdu mère et grand-mère et qui, laissé dans la misère avec un père ivrogne, s’en sort en étant bon, et bon élève. Un enfant-adulte, presque, qui sait que la vie ne fait pas de cadeau et qui subit, lui aussi, la cruauté des plus forts. Comment cet enfant va passer du dégoût à l’admiration pour son père et déjouer le vice est le ressort dramatique du film. Sa part de merveilleux : Éric Khoo ne perd jamais de vue le reste d’homme qui subsiste dans la barrique. Et celui-ci, du fait du regard du gamin, et de l’horreur que lui inspire une bande de truands déshumanisés, retrouve in extremis le reste d’homme qui subsiste en lui. Par une forme de sursaut vital, Francis entreprend alors de transmettre à son petit garçon ce qu’il possède de plus amer, son désespoir, et de plus fabuleux, sa magie. Cette proximité entre le laid et le beau, le fond du trou et le devant de la scène, la blessure et la cicatrisation, le monstre et le prince, la satire sociale et le conte, fonde l’alchimie de My Magic. Un film baigné dans une lumière irréelle, un peu jaune, où le soleil n’est jamais vraiment chaud mais la saleté jamais vraiment puante. Un « entre-deux » qui signale à la fois le spectacle, la métaphore, et ce qu’il y a derrière : une jolie fable sur l’amour filial et sur l’insoumission.

Culture
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