« La Poste essaie d’habituer les gens à se passer d’elle »

Autour de Guéret, dans la Creuse, ou en Seine-Saint-Denis, usagers et élus constatent une disparition progressive des services postaux. Les premiers à en pâtir sont les plus défavorisés et les personnes âgées. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 20 novembre 2008 abonné·es

Quand Sylvie, habitante d’Ahun, 1 500 habitants, à une vingtaine de kilomètres de Guéret, siège de la préfecture et du conseil général de la Creuse, poste une lettre à un ami ou à une administration de sa commune, son courrier passe par Limoges, à une bonne centaine de kilomètres. Parce que, depuis trois ans, le centre de tri postal départemental a été supprimé. Quand Bernard, enseignant à la retraite, glisse une lettre dans une boîte de Guéret, celle-ci va également faire un tour à Limoges avant de parvenir à son destinataire quelques rues ou quartiers plus loin. Avec des délais qui s’allongent chaque mois.
« Il faut en moyenne quarante-huit heures pour qu’un courrier aille de Guéret à Guéret, raconte Bernard, et le délai peut atteindre six jours. Allez à notre poste centrale, vous trouverez un immense bâtiment quasiment vide. C’est d’une tristesse qui illustre bien nos problèmes. » Sylvie, Bernard et beaucoup ­d’autres, rencontrés à Aubusson et dans les ­villages environnants, se plaignent des journaux et magazines qui leur parviennent avec un retard grandissant. Certains de leurs hebdos du jeudi ne leur sont remis que le samedi. ­Jeannine, jeune retraitée d’Aubusson, raconte : « En janvier, avant la période de neige, j’ai reçu une invitation à un mariage – postée à Chatelus-Malvaleix, dans le nord de la Creuse – le lendemain de la cérémonie. Le facteur n’est pas en cause, il fait ce qu’il peut. Mais il ne peut pas me remettre une ­lettre avant de l’avoir reçue. » Elle est furieuse, comme le jeune cadre qui a découvert, après son arrivée à Aubusson, que la dernière levée de La Poste était fixée à ­8 heures du matin.
À Busseau-sur-Creuse, la poste annexe n’ouvre, du lundi au vendredi, que de 10 à 12 heures ; et à Peyrat-la-Nonière, c’est ­l’épicerie qui fait bureau de poste, comme le restaurant Le Thaurion , à Saint-Hilaire-le-Château. Mais pas toutes les opérations, évidemment. Il y a quelques années, le département comptait 150 bureaux de plein exercice ouverts à des heures normales. Il reste, selon les chiffres fournis par le directeur départemental de La Poste, 120 « points de contact ». Dont 34 agences communales, souvent tenues par le secrétaire de mairie, et 5 relais commerçants. Donc 81 vrais bureaux de La Poste, y compris ceux qui ont des horaires réduits. Pour 280 communes.

Cette situation n’empêche pas le directeur départemental d’expliquer : « Nous sommes évidemment en pleine évolution, mais notre ambition reste un service de proximité de qualité. » Récemment, ce cadre a fait la tournée des nouveaux élus pour leur proposer de nouvelles agences postales communales, lesquelles sont financées beaucoup par les communes et un peu par l’État, grâce à un fonds de péréquation. Mais, en général, explique l’Association des maires de France, les communes en sont d’un millier ­d’euros sur leur budget chaque mois. Pourtant, elles sont souvent tentées par l’offre, car il s’agit aussi d’une façon de mieux s’attacher les services d’un secrétaire de mairie employé à mi-temps tout en sauvant une présence postale vouée à la disparition. Sur la qualité du service, le conseiller général PS de La Courtine, Philippe Breuil, est lui aussi intarissable : « Dans mon canton, le courrier met parfois un mois pour parvenir à ses destinataires, et la dégradation de la distribution est régulière. En 2004 et 2005, nous avons eu beaucoup de neige et, pour la première fois, nous sommes restés sans courrier plusieurs jours, parfois une semaine. Tant pis pour ceux qui attendent des lettres urgentes ou simplement leur journal. En fait, à tous les niveaux, les facteurs ne sont pas en cause, La Poste essaie d’habituer les gens à se passer de La Poste, à se passer d’un vrai service public, un travail de longue haleine qui a commencé il y a quelques années. »
Les tournées des facteurs sont systématiquement chronométrées, ce qui empêche ces derniers de s’attarder, de rendre des services qu’ils offraient depuis des di­zaines d’années : ramasser un paquet dans le point de distribution d’une maison de vente par correspondance ou aider à remplir un formulaire administratif, comme le raconte Adèle, une dame de 82 ans privée de bureau de poste, à 15 kilomètres d’Aubusson. Dans le jargon de La Poste et de sa communication interne, cette transformation du rôle des préposés à la distribution du courrier, dont on allonge démesurément les tournées, s’appelle « l’opération facteur d’avenir » , qui représente une pression terrible sur les salariés. Comme l’explique Philippe Breuil, la privatisation n’est pas une menace mais une réalité déjà opérationnelle : le courrier des militaires du camp de La Courtine est trié et distribué par une firme privée qui a répondu à un appel d’offres. Ces ­militaires reçoivent leurs lettres et colis deux ou trois fois par semaine. Sans doute pour les habituer à ce que pourrait être un peu partout le service postal.

De nombreuses banlieues, en Seine-Saint-Denis, par exemple, n’échappent pas à ces restrictions ni aux suppressions de personnel, comme le raconte Gaëlle Differt, permanente syndicale de SUD-PTT du département après des années de guichet : « En juillet ou en août, s’il n’y a pas d’agents, on ferme les annexes, alors que les congés sont annoncés très à l’avance. Ou bien, pendant un jour ou deux, en cas de maladie, on supprime la tournée de distribution. Quitte à en organiser une spéciale pour les entreprises et les gros commerçants. Pas facile de résister ou de mobiliser car, dans notre département, la moitié des facteurs et des guichetiers ne sont plus des ­titulaires mais des salariés de droit privé, dont il est facile de rompre le contrat. Il y a trois ans, la proportion était encore d’un tiers/deux tiers. »
Dans ces conditions, à l’intérieur, parfois à l’extérieur, des bureaux, les files d’attente s’allongent, et il faut souvent faire une heure de queue, voire une heure et demie en période de versement des allocations ou des minimums sociaux. Une clientèle qui, explique Gaëlle Differt, « n’intéresse absolument pas nos responsables » . Seuls les détenteurs de cartes Pro, délivrées en signant un contrat avec La Poste, ont le droit de passer devant tout le monde, parce qu’ils ­viennent pour des entreprises : un guichet spécial les accueille. Ce qui provoque des incidents dont les guichetiers sont les premières victimes. La hiérarchie de chaque bureau, suivant les instructions données par les directions départementales, insiste auprès des agents sur le fait qu’ils doivent d’abord s’occuper des « clients rentables ». On leur apprend même, en interne, à repérer et à satisfaire les plus riches, et à vendre des enveloppes prépayées ou des colis spéciaux à ceux qui n’en ont pas besoin, en leur expliquant que c’est plus sûr et plus rapide. Un mensonge qui rapporte. Y compris aux patrons d’établissement, qui touchent une commission sur ces ventes.
Dans les bureaux de Saint-Denis, plus on s’éloigne du centre de la commune, plus l’exaspération des usagers est perceptible. Au point que des altercations éclatent. Entre eux ou avec les postiers. Surtout quand ces derniers, pressés par les ­exigences de leur hiérarchie, n’ont plus le temps ­d’aider ceux qui maîtrisent mal le français ou ­l’écriture, ou se perdent dans les papiers et les formalités. C’est dans ces files que l’on constate que La Poste est de moins en moins un service public.

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