L’équivoque israélienne

Le journaliste Marius Schattner retrace l’histoire de « l’autre conflit » entre laïcs et religieux au sein de la société israélienne.

Denis Sieffert  • 6 novembre 2008 abonné·es

Vu de loin, Israël ne connaît guère qu’un conflit, interminable, et aux multiples implications internationales. Mais le pays est aussi déchiré depuis sa naissance, en 1948, et même au-delà, depuis l’établissement du Yichouv en Palestine, par un autre antagonisme, culturel et identitaire, entre religieux et laïcs. Encore cette présentation est-elle réductrice : il faut distinguer entre la majorité des croyants « traditionnels » (38,4 % selon une statistique de 2007), ceux qui se définissent comme « religieux » (9,8 %) et les « ultraorthodoxes » (6,7 %). Et plus complexe également est la définition de la laïcité, qui se dit en hébreu « hiloni » , littéralement « vide de sacré ». Paradoxe parmi d’autres de ce pays : la majorité de la population, qui se dit laïque (45 %), se définit donc négativement par rapport à la minorité religieuse. C’est toute cette complexité qu’explore minutieusement le journaliste de l’AFP Marius Schattner dans un ouvrage passionnant. À l’origine de ce livre, l’histoire personnelle de l’auteur, brièvement évoquée en introduction. À l’adolescence, la fille de ce laïc venu de France en 1966, opère un retour à la religion, se marie à un religieux, et migre dans le quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim, à Jérusalem. C’est pour comprendre et nous faire comprendre cette évolution, loin d’être anecdotique, que Schattner écrit ce livre, fruit de cinq années de travail. Il retrace en fait toute l’histoire de ce que l’on pourrait appeler l’équivoque sioniste.

Car l’antagonisme religieux-laïcs est immédiat dans l’histoire du mouvement. L’auteur rappelle notamment l’aventure de cette poignée de jeunes Ukrainiens laïcs, les Bilouïm, fuyant les pogroms de Kharkov à la fin du XIXe siècle. Il évoque leur double référence aux Lumières et à la « Terre sacrée (des) ancêtres ». Il revient surtout sur l’opposition de deux figures marquantes des origines du sionisme : Herzl, bien sûr, et Ahad Ha’am. Les deux hommes sont laïcs, mais ils s’opposent sur les valeurs du judaïsme. Le second, porteur d’une éthique rigoureuse, ne peut concevoir un « État juif » qui se bornerait à répondre à la nécessité de rassembler le peuple dispersé et en proie à l’antisémitisme européen. Il redoute que l’accomplissement de ce projet place les Juifs en contradiction avec les valeurs du judaïsme. Dès 1897, il entrevoit « l’autre conflit », celui qui naîtra de la confrontation avec la population arabe. Schattner résume bien d’une formule le débat : alors que Herzl veut « sauver les Juifs » , Ahad Ha’am veut « sauver le judaïsme ». Toute la tragédie d’Israël est déjà là : l’État au sacrifice de toute morale. On connaît mieux la suite de l’histoire. La Shoah, la proclamation de l’État (une proclamation elle-même produit politique et sémantique d’un ­compromis entre laïcs et religieux), l’expulsion des Palestiniens…

Mais c’est en 1967, année pivot, que le rapport de force culturel bascule. La conquête de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie réactive l’équivoque. L’histoire réelle redonne consistance au mythe religieux d’un Eretz Israël allant de la Méditerranée au Jourdain. Les religieux prennent dans le pays une influence morale et politique sans précédent. Leur discours est instrumentalisé par un général mécréant, Ariel Sharon, qui pactise habilement avec le Bloc de la foi. La colonisation galope. Le cynisme politique des uns s’appuie sur le mysticisme des autres. Puis, la colonisation, d’abord religieuse, mute pour devenir essentiellement économique et sociale. Les deux conflits se mêlent. Mais le mérite de Schattner est de nous montrer que l’influence grandissante des religieux, si elle a des conséquences particulières dans la situation israélo-palestinienne, n’est pas propre à Israël, ni même bien sûr au judaïsme. La recherche de sens après la défaite des idéologies sociales et socialistes, et le dévoiement de cette recherche, n’épargne aucune région du monde, ni aucune religion, et surtout pas l’islam. Schattner veut croire cependant aux limites de la poussée religieuse tôt ou tard confrontée au principe de réalité. Selon lui, l’espérance reste du côté des « vides de sacré ». L’espoir d’un jour prochain où l’auteur pourra lire Babar à ses petits-enfants.

Idées
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