Les sacrifiés du chlordécone

Un pesticide très toxique, longtemps utilisé sur les bananes, a largement contaminé la population des Antilles. En Guadeloupe, de nombreuses cultures sont potentiellement interdites pour des décennies. Reportage.

Patrick Piro  • 6 novembre 2008 abonné·es

Léon Rella a « la haine » . Il se dit même prêt à verser le sang. « Plutôt mourir que de lâcher quatorze ans de boulot ! » Des éclairs traversent son regard quand il raconte l’accident qui a fait dérailler sa vie en 2004.
L’agriculteur a alors 30 ans, il possède 14 hectares à Goyave, en Guadeloupe. Après douze ans de banane, il a décidé de convertir une partie de ses terres en igname : les revenus étaient devenus trop précaires. Il s’apprête à vendre sa première récolte, en Martinique et en métropole – 21 tonnes. Les autorités lui réclament un certificat sanitaire.
En effet, deux ans plus tôt, une cargaison de patates douces antillaises, saisie à Dunkerque, avait révélé des quantités élevées de chlordécone, et les contrôles avaient été renforcés : on sait depuis les années 1970 que ce pesticide organochloré est extrêmement toxique, potentiel cancérogène et perturbateur endocrinien.

Illustration - Les sacrifiés du chlordécone


Depuis qu’il a perdu toute sa récolte d’ignames, en 2004, Léon Rella survit de petits boulots.
Patrick Piro

Et les ignames de Léon Rella en contiennent, au-delà la norme…
Souverain contre le charançon du bananier, le chlordécone est utilisé depuis 1971 en Guadeloupe et en Martinique, où les autorités en ont autorisé l’usage jusqu’en 1993 à la faveur de deux dérogations. Une exception mondiale : il s’agissait, coûte que coûte, de soutenir la compétitivité de la banane antillaise sur un marché mondial extrêmement concurrentiel. Il est d’ailleurs établi que des stocks ont été écoulés frauduleusement jusque dans les années 2000 !
Le chlordécone est une horreur chimique : le plus persistant des pesticides organochlorés connus. Il n’existe aucun moyen de s’en débarrasser. Très stable, il peut rester incrusté dans les sols pendant plus d’un siècle. Petit à petit lessivé, on le retrouve dans les captages d’eau, où des taux plusieurs centaines de fois supérieurs aux seuils admis ont été mesurés. Des filtres n’y ont été installés qu’à partir de 2001.
Toutes les cultures sont susceptibles de fixer du chlordécone, qui se concentre surtout sur les organes souterrains, comme les tubercules et les racines, dont les Antillais sont de gros consommateurs. « Mais on découvre que les tiges de graminées, comme la canne à sucre, peuvent aussi être très notablement contaminées » , avertit Jean-Marie Cabidoche, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra Antilles-Guyane).

La préoccupation monte, à mesure que d’anciennes bananeraies, en perte de rentabilité, sont reprises pour d’autres cultures : c’est le cas du terrain de Léon Rella, très probablement pollué avant son acquisition en 1992. Dans la moitié sud de Basse-Terre, où il est situé, presque tous sont à « risque élevé ou très élevé de contamination » [[
Selon une cartographie réalisée en 2006 par le ministère de l’Agriculture et l’Inra.]], soit 20 % de la surface agricole utile guadeloupéenne.
« Comme beaucoup de petits agriculteurs, j’ai découvert le problème à mon insu, se défend Léon Rella. J’aurais pu “m’arranger”, comme d’autres… » Une astuce, qu’il présente comme classique : un cultivateur de la région échange sa récolte avec une autre, issue d’un terrain non contaminé, et qui passera sans difficulté le contrôle sanitaire. « Mais je ne me voyais pas vendre du poison aux gens ! L’hostilité était très forte, on était coupable sans distinction. » Les 21 tonnes d’ignames sont détruites, à ses frais.
La mesure, sous sa rigueur, n’est pourtant qu’un rideau de fumée : les circuits commerciaux classiques ne contribuent que pour une infime part à l’exposition de la population au chlordécone. À plus de 95 %, elle passe par la consommation de la production familiale, qui échappe à tout contrôle. En septembre 2007, constatant que ­l’abaissement, à plusieurs reprises, des limites maximales de résidus tolérés (LMR) pour les produits du commerce protégeait insuffisamment la population, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) en est réduite à recommander de limiter l’autoconsommation, en zone contaminée, à deux repas de légumes racines par semaine, et de ne manger de produits de la mer qu’un jour sur deux en cas de doute sur leur provenance. On peut rester dubitatif sur la portée du conseil… D’autant que d’autres restrictions alimentaires se sont ajoutées depuis : en mars 2008, la pêche est interdite dans les cours d’eau de 12 des 36 communes de Guadeloupe, afin de limiter une exposition de la population, dont on a bien du mal à cerner l’ampleur.
Pour Léon Rella, toutes les portes se sont fermées. « Le début d’une descente aux enfers. J’ai pensé me suicider. » Sa production partie en fumée, il est dans l’incapacité de payer ses impôts et les charges sociales de son exploitation. Les pouvoirs publics font la sourde oreille, il passe d’ailleurs bientôt en jugement. La banque qui lui a accordé un prêt pour lancer la production d’ignames réfute son plan de reconversion dans l’élevage bovin et saisit ses terres. En octobre 2007, elles sont vendues aux enchères à bas prix… à leur propriétaire d’avant 1992, un commerçant influent. Les analyses de sols, dont il s’est procuré une copie, ne révéleraient plus, subitement, qu’une contamination mineure au chlordécone ! Pour Léon Rella, l’injustice se double d’un véritable coup monté.
Il survit aujourd’hui de petits boulots, et tente de relancer une boucherie familiale. Mais sa tête est ailleurs, sur les hauteurs de Goyave, où le souvenir de ses terres le tourmente. « J’avais une vie… »
« Son cas est particulièrement injuste » , témoigne Philippe Rotin, l’un des administrateurs de l’Union des producteurs ­agricoles de la Guadeloupe (UPG), syndicat proche de la Confédération paysanne. « Mais il n’est pas isolé, ajoute-t-il. D’autres ont aussi été obligés d’arrêter toute culture, et de se débrouiller seuls. La plupart des victimes ne parlent pas, et l’État nous fait porter le chapeau. Alors qu’il a soutenu l’usage du chlordécone au-delà du raisonnable, il durcit aujourd’hui les limites maximales de résidus et blanchit ceux qui en ont autorisé la commercialisation… »

Une grande majorité d’agriculteurs, totalement étrangers au scandale du chlordécone, ont vu leurs ventes chuter de moitié à la suite de l’affaire de Dunkerque. Mais il faudra attendre l’esclandre provoqué il y a un an par le cancérologue Dominique Belpomme, évoquant une « catastrophe sanitaire » (voir encadré), pour que le gouvernement lance enfin, en juin dernier, un « plan d’action chlordécone 2008-2012 » pour la Guadeloupe et la Martinique. « La crise de confiance actuelle rappelle les récentes grandes crises vécues récemment en métropole (ESB, grippe aviaire), tant par la défiance des consommateurs vis-à-vis des filières locales que par le découragement des producteurs », justifie le document.
Léger mieux, mais on est bien loin du compte, traduit-on à l’UPG, dont la lutte est soutenue depuis 2006 par ses adversaires politiques de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs : rien de consistant concernant l’aide aux agriculteurs – perte de valeur des terrains, des récoltes, dettes, aides à la reconversion, analyse systématique des sols… « Avec 33 petits millions d’euros de budget sur trois ans, on reste dans l’effet d’annonce » , déplore Philippe Rotin.
De leur côté, les Verts Guadeloupe, avec l’avocat Harry Durimel à leur tête, ont porté plainte dès 2006 avec plusieurs associations [^2], pour administration de substance nuisible et mise en danger d’autrui. Démarche finalement jugée recevable en janvier dernier. « On nous reproche un combat d’arrière-garde, et de menacer le tourisme ! , s’élève Harry Durimel. *Mais la moindre des choses, c’est que les préjudices soient reconnus et que l’on recherche les responsabilités. »
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[^2]: Agriculture, société, santé, environnement (Asse), SOS environnement Guadeloupe, Union régionale des consommateurs.

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