Musique sans frontières

Avec leurs instruments bricolés à partir d’objets récupérés, Jean-Louis Méchali et les Urbs ont conçu un spectacle original pour de jeunes artistes de banlieue parisienne et d’Afrique du Sud : un modèle de coopération transculturelle.

Denis Constant-Martin  • 20 novembre 2008 abonné·es

Le projet de Lutherie urbaine a démarré au début du nouveau millénaire. Il repose sur l’idée que nous vivons dans une société du gaspillage, où beaucoup d’objets mis au rebut pourraient trouver une nouvelle vie. De vieilles machines à laver, d’ustensiles de cuisine, de tubes en PVC, bref de pratiquement n’importe quoi, peuvent sortir des instruments de musique, il suffit d’un peu ­d’imagination. Mais pour que ce recyclage prenne tout son sens, il ne doit pas être réservé à des spécialistes : des amateurs, surtout des jeunes, sont invités à fabriquer, avec les conseils d’un spécialiste, leurs instruments puis à en jouer. Enfin, à ces luthiers-bricoleurs-musiciens il faut donner à interpréter des musiques originales. C’est le rôle de Jean-Louis Méchali, percussionniste (dans des ­groupes emblématiques du nouveau jazz français des années 1970, tels le Cohelmec ou le Matchi Oul) et compositeur (en particulier pour le théâtre), qui conçoit et pilote les projets de la Lutherie urbaine. Depuis huit ans, ceux-ci ont pris de l’ampleur et ont voyagé : au Zaïre et au Mozambique, notamment. C’est justement à la suite du spectacle Nhanssala, monté avec des Mozambicains, qu’a été préparé Sharp Sharp , présenté ce week-end à Bagnolet.

Après sa création, Nhanssala a été joué plusieurs fois en Afrique du Sud et y a suscité un vif intérêt. Plusieurs artistes et responsables culturels ­sud-africains demandent alors à Jean-Louis Méchali et aux Urbs (l’ensemble instrumental de la Lutherie urbaine) de créer un projet pour l’Afrique du Sud. Une convention de coopération entre le conseil régional d’Île-de-France et la province du Gauteng (où se trouvent Johannesburg et Pretoria) ainsi que l’implication de l’Institut français d’Afrique du Sud et du ministère des Affaires étrangères permettent au projet de se mettre en place dès septembre 2007. Méchali retourne en Afrique du Sud et y rencontre des ar­tistes qui s’investissent avec enthousiasme : le bassiste Carlo Mombeli, un des musiciens clés du jazz sud-africain, le chorégraphe Moeketsi Koena, responsable d’une des meilleures compagnies de Johannesburg, l’Inzalo Dance and Theater, et le danseur Themba Mokgoro. Cette équipe, complétée par les Français des Urbs (le luthier Benoît Poulain ; Braka et Alain Guazzelli, percussions ; Mathias Desmier, guitare ; Arnaud Sacase, clarinette), a supervisé le travail de jeunes recrutés à Kliptown (Soweto) et à Mamelodi (Pretoria), ainsi qu’au Val-Fourré (Mantes-la-Jolie) et aux Coutures (Bagnolet) dans le cadre de résidences croisées : les artistes sud-africains venant animer des ateliers en France, et réciproquement.

Toutes les musiques ont été composées par Jean-Louis Méchali, sans jamais tenter de sonner sud-africain : « Je ne cherche jamais à faire couleur locale, explique-t-il. Mon but, c’est que nous nous retrouvions tous sur un terrain vague à défricher ensemble. Donc je n’écris surtout pas des choses qu’on a l’habitude de jouer ici, ni des formules qu’on pratique sur tout le continent africain. J’utilise des mesures complètement bizarres, plutôt empruntées à la musique indienne ou à d’autres traditions. Je compose des pièces qui sont inhabituelles autant pour les Sud-Africains que pour les Français. L’idée, c’est que nous soyons tous dépaysés quand nous commençons, et que nous apprenions ensemble. » Pourtant, les musiques de Sharp Sharp ne sont pas déconnectées des réalités sud-africaines. Pour évoquer l’insécurité qui ­obsède les habitants des grandes villes, la peur de se faire voler le peu qu’ils ont, les instruments ont été conçus sous la forme de costumes musicaux intégrant, entre ­autres, les panonceaux métalliques indiquant qu’une maison est protégée par une firme de sécurité. « Nous tapons très joyeusement dessus, et cela produit un joli son. Chaque musicien prendra son costume sur un portemanteau, il y a tout dessus, c’est son identité : un petit clavier, un antivol… On ne laisse rien nulle part, on a peur de se le faire voler. »

Les jeunes, français et sud-africains, ainsi équipés ont appris sans difficulté les compositions plutôt complexes conçues par Jean-Louis Méchali, mais de manière orale : « La seule chose que je ne pourrais pas faire serait de mettre mes partitions sous le nez des gens. Une fois qu’elles sont écrites, je les divise en cellules qui peuvent être transmises oralement et, par association de cellules, comme ils ont beaucoup d’oreille et de mémoire musicales, ces jeunes qui ne lisent pas la musique apprennent des parties très savantes. »

Au Val-Fourré, le projet a rassemblé au centre de vie sociale Les Écrivains une douzaine de danseurs et une douzaine de luthiers-musiciens ; à Bagnolet, ce sont une quarantaine de jeunes, venant du collège Travail, du centre de quartier des Coutures et ­d’ateliers organisés au local de la Lutherie urbaine, qui y participent. Dans le Gauteng, environ 80 Sud-Africains se produiront à Mamelodi et à Soweto. Ces quartiers étant éloignés l’un de l’autre, leurs habitants ayant peu l’occasion de se connaître, les enfants issus de l’un seront accueillis par des familles résidant dans l’autre, de sorte que tous puissent monter sur les ­scènes de grands théâtres des centres-villes de ­Johannesburg et de Pretoria, et des Centres civiques des townships.
Pour le moment, seuls les professionnels sud-africains viendront jouer en France, et les Urbs en Afrique du Sud. Mais tous rêvent de se retrouver en France à l’automne 2009, ce qui pose évidemment des problèmes de financement, de visas, d’accueil… Dans l’immédiat, Carlo Mombeli, Moeketsi Koena, Themba Mokgoro seront à Bagnolet avec les Urbs et les jeunes de la commune pour un spectacle intense, mêlant sons étranges issus des costumes musicaux, musiques inouïes, chorégraphies pantsula sud-africaines assimilées par des danseurs formés au hip-hop. Sharp Sharp , dans le parler populaire des villes du Gauteng, est une formule d’approbation, d’accord enthousiaste, dans laquelle s’entend un sens aigu de la vitesse et de l’incertain. Les musiques de Jean-Louis Méchali et les pas inventés par Moeketsi Mokoena rendent superbement ce sentiment mais en y ajoutant la certitude que, par-delà les distances, les cultures et les niveaux d’instruction, la création dans le travail ludique peut réunir les jeunes.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes