Se défaire de son regard de Blanc

Deux enquêtes auprès de femmes mariées de force, battues ou excisées invitent à comprendre les pratiques des autres cultures pour mieux lutter contre les maltraitances.

Ingrid Merckx  • 20 novembre 2008 abonné·es

Le 4 novembre, à Toulon, une lycéenne de 18 ans d’origine algérienne a été violentée par sa mère et ses sœurs parce qu’elle refusait de se marier en Algérie et entretenait une relation avec un non-musulman. Le 22 novembre, le Collectif national pour les droits des femmes tient colloque à l’Assemblée nationale pour défendre une « proposition de loi-cadre relative à la lutte contre les violences à l’encontre des ­femmes » . Publiée en 2006, déposée au Sénat et à l’Assemblée en 2007, cette proposition n’a toujours pas débouché sur une loi.
Après quarante ans de luttes des fémi­nistes contre les violences faites aux femmes, « si l’opinion publique est plus sensibilisée, les victimes hésitent toujours à porter plainte » , précise le Collectif. Mais aucune intervention programmée par ce colloque ne prévoit de porter un regard spécifique sur les ­violences faites aux femmes étrangères ou d’origine étrangère vivant en France. Selon Smaïn Laacher, sociologue au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), c’est un sujet de clivage dans les rangs féministes, notamment par peur de la stigmatisation. Plus largement, la question des femmes constitue « un point aveugle » dans l’histoire de l’immigration, d’après le sociologue. D’où son enquête Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence [^2], sur la parole, orale et écrite, de femmes issues des minorités « non visibles » qui ont exposé leur malheur et demandé justice.

Illustration - Se défaire de son regard de Blanc


Barbe/Jupiterimages

Depuis quelques années, des faits divers tels que la mort de Sohane Benziane, brûlée vive, ou le drame des tournantes (2002), l’apparition d’une association comme Ni putes ni soumises (2003), le débat autour du foulard (2004), ou l’influence des cultural studies anglo-saxonnes ont permis des controverses publiques. Mais, les statistiques ethniques n’étant pas autorisées, il n’y a toujours pas d’enquête liée aux femmes de telle ou telle origine. Les chercheurs ne peuvent donc pas s’appuyer sur un savoir « aussi objectif que possible » et ­doivent procéder par recoupement de mini-enquêtes ou analyse de témoignages.
C’est l’exercice auquel Smaïn Laacher s’est livré en décortiquant les messages adressés à Ni putes ni soumises (NPNS) et Voix de femmes (VDF). Son essai s’appuie sur 401 fiches téléphoniques, 261 plaintes et 30 entretiens approfondis de femmes « principalement issues de l’immigration » , qui ­racontent des expériences de mariage forcé, de ­violences familiales ou conjugales et de harcèlement moral. Comment s’exprime la plainte ? Comment le privé devient-il public ? Comment s’émanciper par le droit ? Smaïn Laacher s’attache moins à déchiffrer le contexte de ces violences qu’à analyser la manière dont ces paroles émergent du silence domestique, d’abord dans l’émission de radio animée par Ménie Grégoire, « Allô, Ménie », de 1967 à 1981 sur RTL, puis via des associations comme VDF et NPNS.

Sujet tabou, l’histoire de l’excision a « cristallisé les différends » dans l’histoire des migrations africaines en France, explique Christine Bellas Cabane, anthropologue et pédiatre, dans la Coupure. L’excision ou les identités douloureuses [^3]. Un ouvrage né de deux ­enquêtes, l’une réalisée au Mali, auprès de femmes et d’hommes, d’excisées, de non-excisées, de militantes, de « forgeronnes », de partisans et d’opposants à l’excision ; et l’autre réalisée en France, auprès de femmes excisées, refusant l’excision, ou demandant « réparation ». Perçue par les Français comme la soumission des Africaines à des lois mâles qui les asservissent, l’excision deviendrait pour les fondamentalistes l’emblème de la résistance aux valeurs occidentales, et un moyen d’affirmer l’identité de « la femme musulmane ». De la lecture de cet ouvrage ressort une évidence : la souffrance de l’excision n’est jamais aussi forte qu’en France, où cette pratique est punie par la loi depuis 1984, alors qu’au Mali, où 94 % des ­femmes sont encore excisées, « une loi serait prématurée ». En outre, en France, c’est quand on est excisée qu’on n’est pas pleinement femme, alors qu’au Mali, c’est le contraire.

« Bilakoro ». Mot bambara qui signifie « rester dans l’état » , soit « non excisée » . Un bilakoro est un être brut, impur, indéfini, et incapable de se maîtriser… Dans la culture malienne, exciser n’est pas un acte de maltraitance mais de « bientraitance », le premier des rites initiatiques qui permet de se transformer en être accompli et d’être admis dans le groupe, explique la pédiatre. C’est à ce renversement de pensée, à cette « désethnocentrisation » , qu’elle invite, non pour changer d’avis sur l’excision mais pour se défaire de « son regard et son discours de Blanc ». Elle-même est passée par là, explique-t-elle dans ce livre conçu comme un récit qui, par son ton et sa manière d’introduire des questionnements personnels, conduit vers une autocritique de la bien-pensance occidentale et pénètre au cœur des relations Nord-Sud telles qu’elles se nouent autour d’un projet local. Elle peut ainsi, au Mali, mettre en cause la comparaison symbolique qui a cours dans le pays entre la circoncision et l’excision, et interroger le bien-fondé de cette dernière. Elle cite des propos de Pierre Bourdieu relatifs aux chants rituels en milieu bambara, que la jeune fille répète pour intégrer des principes régissant son rôle, dont son infériorité par rapport à l’homme. Le rite « aurait en fait pour mission de faire admettre comme naturelle une hiérarchie arbitraire ». Ce à quoi un interlocuteur malien de Christine Bellas Cabane répond que si le rite perpétue un ordre social, ce n’est pas, en l’occurrence, l’inégalité qui est recherchée mais la complémentarité, la cohésion et l’équilibre des forces dans le groupe. Et de conclure que les Occidentaux devraient « sortir d’une vision un peu simpliste de notre prétendue barbarie » si l’on veut que « certaines coutumes néfastes comme l’excision disparaissent ».

[^2]: Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence, Smaïn Laacher, Calmann-Lévy, 264 p., 18 euros.

[^3]: La Coupure. L’excision ou les identités douloureuses, Christine Bellas Cabane, La Dispute, 246 p., 21 euros.

Société
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