Un néolibéralisme spatial

Mike Davis et Daniel B. Monk ont dirigé un ouvrage consacré aux « paradis infernaux » que sont les villes du XXIe siècle, et particulièrement ces ghettos pour riches que l’on trouve partout dans le monde.

Olivier Doubre  • 20 novembre 2008 abonné·es

Observer cette époque d’inégalités croissantes, résultat des politiques néo­libérales et d’un capitalisme aussi sauvage que décomplexé à travers l’évolution des ­grandes agglomérations du monde : tel est l’objet du livre qui vient de paraître sous la direction de Mike Davis et Daniel B. Monk, respectivement professeur d’histoire urbaine à l’université de Californie et directeur des programmes d’études sur la paix et les conflits à Colgate University. Les grandes villes du XXIe siècle ­offrent en effet, pour la quinzaine d’auteurs réunis à cette occasion, des éléments de réponse pertinents à la question posée par cet ouvrage : « Vers quel avenir nous mène le capitalisme sauvage et fanatique qui caractérise notre époque ? »
Si quelques-uns des essais proposés s’intéressent au développement de ­­grandes agglomérations, ­nombre ­d’entre eux ont choisi de se concentrer sur ces « “mondes de rêve” de la consommation, de la propriété et du pouvoir » que sont ces lieux où s’en­ferment les riches un peu partout dans le monde, aux caractéristiques étonnamment similaires quelle que soit la latitude où ils s’établissent. En s’intéressant aux « villes privées » ou « gated communities » fortifiées et surveillées par des polices privées, les auteurs esquissent les grandes lignes d’un « devenir de la solidarité entre les ­hommes » bien mal engagé.
Ainsi, pour Davis et Monk, ces « études de cas » permettent l’exploration des « nouvelles géographies de l’exclusion et des ­nouveaux paysages de la richesse qui ont vu le jour au cours du boom de la mondialisation après 1991 ».

On peut tout d’abord s’étonner du titre choisi par les auteurs, juxtaposition de deux ­termes a priori contradictoires : Paradis infernaux. Or, son effet paradoxal introduit précisément le constat tiré par tous les chercheurs et journalistes au cours de leurs visites de ces lieux incarnant « l’isolement délibéré et égoïste » des nantis : en marge, ou plutôt tout autour de ces ­enclaves luxueuses, surgit toujours un envers du décor fait d’exploitation, de misère et de pollution. C’est-à-dire, pour reprendre la phrase de Mike Davis, que « l’Enfer et le Centre commercial ne sont jamais à plus de dix minutes en voiture par voie express » ! S’inspirant d’une critique d’Adorno adressée au texte de Walter Benjamin sur Paris au XIXe siècle, tous les auteurs de l’ouvrage montrent combien ces « paradis » pour nantis ont besoin, d’abord au sens matériel du terme, mais surtout par une sorte de « cohérence dialectique » , de ces enfers voisins où s’entassent des pauvres « criminalisés et diabolisés » , puisque ceux-ci « justifient par leur seule présence la retraite de ceux qui mènent grand train derrière leurs fortifications ».

Comme souvent, ce sont les États-Unis qui ont montré la voie, avant que d’autres ne reproduisent ce « clivage spatial et moral sans précédent entre les riches et le reste de l’humanité » , au fur et à mesure que le néolibéralisme s’étendait à la planète entière, induisant inévitablement cette « logique spatiale du néolibéralisme » . Au lieu de s’intéresser à une seule ville, comme Mike Davis le fit pour Los Angeles [^2], l’urbaniste italien Marco ­D’Eramo a choisi de retracer l’histoire des gated communities , dotées de piscines, ­centres commerciaux et terrains de golf, dont la première vit le jour en Californie en 1960 sous le nom de Sun City . Réservée aux plus de 55 ans, elle initiait ce phénomène, étonnant au premier abord, où des gens aux revenus élevés choisissaient de vivre dans un espace de « ségrégation volontaire » . Les qualifiant non sans humour d’ « utopies ­séniles » , l’auteur analyse un fonctionnement « qui tend vers le totalitarisme » puisque le « contrôle panoptique » y est généralisé – et souhaité –, mais surtout parce que les droits constitutionnels des résidents ne s’y appliquent plus, remplacés par des règlements internes.
Mais « le plus remarquable et le plus sinistre » de ces paradis infernaux se nomme sans conteste Dubaï, véritable « beach club de Milton Friedmann » selon Mike Davis. Le rêve de tous les néolibéraux semble en effet s’y être réalisé : au beau milieu du désert, s’est construite à grands renforts de travailleurs sans droits une « oasis de libre entreprise sans impôts, sans syndicats et sans partis d’opposition (ni élections d’ailleurs) » . L’auteur consacre une grande partie de son texte aux conditions de vie effroyables des travailleurs immigrés, généralement d’Asie du Sud-Est, qui, à peine arrivés dans l’émirat, se voient confisquer leur passeport et sont parqués dans d’immenses bidonvilles sans eau ni électricité. Ces « serfs invisibles » ne doivent pas troubler le « décor » paradisiaque du lieu et ont ainsi interdiction de pénétrer dans les quartiers riches ou les grands hôtels (sauf évidemment pour y travailler) ou de profiter de la piste de ski enneigée artificiellement sous une bulle de verre réfrigérée… Leurs employeurs finissent même parfois par ne pas les payer, et les rares mouvements collectifs sont sévèrement réprimés.
Pour Mike Davis, Dubaï constitue bien l’incarnation de « l’utopie autoritaire », reprenant ici la définition du néolibéralisme chère à Pierre Bourdieu, qui y voyait un « programme de destruction méthodique des collectifs » . Enfin, tout particulièrement à Dubaï (dont la pollution et la consommation d’eau atteignent des records inégalés), mais ailleurs également, chacun de ces « paradis infernaux » ne cesse d’attiser des désirs si nombreux qu’ils sont « clairement incompatibles avec la survie écologique et morale de l’espèce humaine » . Mike Davis et ses camarades démontrent ainsi une nouvelle fois qu’avec l’ordre néolibéral, « la trajectoire que suit actuellement l’existence humaine n’est pas viable » . L’enfer pourrait donc bientôt gagner aussi les paradis.

Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néocapitalisme, Mike Davis et Daniel B. Monk (dir.), traduit de l’anglais (États-Unis) par Étienne Dobenesque et Laure Manceau, Les Prairies ordinaires, « Penser/Croiser », 320 p., 22 euros.

1: City of quartz, traduit par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 1997.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes

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