Contrer la régression sociale

Dans une société qui a de plus en plus besoin d’eux mais les reconnaît mal, les travailleurs sociaux veulent construire une pensée collective. Deux journées de débat leur permettront de faire le point sur les défis actuels.

Ingrid Merckx  • 4 décembre 2008 abonné·es

« La droite a gagné la bataille idéologique, a lancé François Fillon le 26 juin 2008 devant ­l’Union démocratique internationale (UDI). Nous sortons du relativisme culturel et moral que la gauche française des années 1980 avait diffusé dans le pays. » Le Premier ministre s’est également félicité de la réintroduction de « vertus qui avaient été négligées, parfois même ridiculisées : la réussite, le respect, la responsabilité ». De quoi ébranler les professionnels du secteur social. « Les idées libérales progressent aujourd’hui par le social, analyse le sociologue Michel Chauvière dans Trop de gestion tue le social (La Découverte, 2007). Un peu partout, des normes de “bonne gestion” […] s’imposent à tous les acteurs bénéficiant de fonds publics. Pour tous ceux qui ont flairé l’aubaine et commencé à faire des affaires, les idéaux de solidarité nationale ou d’émancipation individuelle deviennent des archaïsmes. Il en est ainsi du côté des personnes âgées dépendantes, des personnes handicapées, de la petite enfance, de l’échec scolaire, de la formation… »
Conscients que la bataille des idées mettait en jeu le bien-fondé de leurs professions, un certain nombre de travailleurs sociaux réagissaient dès juillet en publiant une tribune intitulée « L’action sociale anesthésiée ? Reprenons collectivement l’initiative ». Il s’agissait d’organiser une « intelligence collective » pour contrer la régression sociale et « l’asphyxie de bon nombre d’organisations isolées ou trop locales » . Et, ce faisant, rappeler que les professionnels ont légitimité à intervenir sur la conception et la mise en œuvre des politiques sociales. Objectif : ne pas ­laisser « le social » aux « seuls entrepreneurs administratifs ou moraux, aux seuls ­gestionnaires publics ou privés, à des décisions politiques conjoncturelles sans projet global ou à différentes stratégies de colmatage de l’“insécurité sociale” ».

Illustration - Contrer la régression sociale

Manifestation de travailleurs sociaux à Toulouse, le 27 mai 2008.
Bonaventure/AFP

Ainsi naissait le « MP4-champ social  ». Soit le Mouvement pour une parole politique du champ social, qui s’est réuni une première fois les 4 et 5 octobre à la Bourse du travail à Paris, et une seconde, le 29 novembre. Trois organisations en ont pris l’initiative : le Mihl (Mouvement interdisciplinaires pour un humanisme laïc), qui prolonge un collectif créé en 2006 en réaction aux projets de loi sur la délinquance des mineurs, 789 Radio sociale, regroupement de travailleurs sociaux mobilisés contre la dégradation des politiques sociales, et les Cemea, mouvement d’éducation nouvelle centré sur la formation. En ligne de mire ? Structurer les professionnels. C’est le moment : « L’État social se dissout dans la Révision générale des politiques publiques ; la dynamique est celle d’une évaluation menée sur des indicateurs strictement quantitatifs, ce qui met les petites structures en péril ; le travail social se divise entre un social de crise et un social de confort ; les contenus de formation évoluent vers plus de technicité au détriment de la réflexion ; et les conditions d’exercices contraignent les professionnels à des logiques d’abattage et de renseignements de fichiers sans préalables de confidentialité… » , énumère François Chobeaux, responsable du secteur social aux Cemea.

« Le travail social sert-il encore à quelque chose ? » , interroge la Fnars (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) en tête du programme de ses Journées du travail social, organisées à Nice les 11 et 12 décembre. « Les formes d’exclusion se multiplient, rappelle Nicole Maestracci, présidente de la Fnars. Les travailleurs sociaux sont confrontés à des demandes de plus en plus diverses qui portent sur la difficulté de se loger, de travailler, de se former, sur l’éclatement des familles, le surendettement, ou encore l’accueil des étrangers… » Ces journées doivent être l’occasion de faire le point sur les défis que relève le travailleur social en pleine crise de l’emploi et de l’habitat : quelle éthique ? Comment réinsérer les personnes dans un contexte de pénurie d’emplois ? Quels moyens face à une diversification des publics et des dispositifs (RSA, Parsa, Dalo) ? Comment agir face à une approche sécuritaire des problèmes sociaux (sans-papiers, réfugiés, migrants) ? « Alors que la crise économique profonde semble s’installer durablement, il est à craindre que les personnes issues de la classe moyenne basculent vers plus de précarité, voire de pauvreté. […] La fonction du travailleur social est-elle de promouvoir une société plus juste ou d’aider ceux qui ont le plus de difficulté à s’intégrer dans une société injuste, ou les deux à la fois ? », interroge Nicole Maestracci.

« Plus il y a de personnes en difficulté, plus la société se fragmente et plus on a besoin de travailleurs sociaux, insiste Michel Autès, auteur des Paradoxes du travail social (Dunod, 2004). Il ne s’agit pas de bons sentiments : les travailleurs sociaux sont au plus près de ceux dont ils sont bien souvent le dernier recours. » Pour ce sociologue, le travail social s’est toujours vécu comme mal reconnu, accusé notamment de ­« rendre les gens dépendants ». « Mais on ne peut s’en passer. La critique semble être la condition de son efficacité. » Selon lui, les politiques publiques n’ont jamais été claires vis-à-vis des travailleurs sociaux : « On leur demande de s’occuper de tout ce qui ne va pas, et on les rend responsables de tout ce qui ne va pas. Ils ont besoin de voir leurs missions portées. »
Depuis les premières lois de décentralisation, le secteur a été « largué » aux collectivités. « La profession souffre d’un éclatement » , analyse Michel Chauvière, qui voit un fossé se creuser entre des « ingénieurs du social », qui ont fait des grandes écoles et produisent des « programmes », et des travailleurs de terrain pour lesquels on ne voit plus la nécessité d’une qualification spécifique. « On organise ainsi la division technique du travail, la gestion l’emporte sur la clinique. » Il y aurait selon lui trois niveaux de crise : institutionnel, avec le démantèlement des services public ; associatif, puisque le gouvernement entend réduire le nombre d’organisations en concentrant les structures en « holdings » ; et professionnel : 600 000 travailleurs sociaux en mal de reconnaissance. « Soit une armée sans statut », résume le sociologue.

Comment en est-on arrivé là ? « La gestion socialiste a été défiante avec les professionnels du social au profit des élus locaux, et le modèle libéral actuel implique que les travailleurs sociaux produisent des produits. On est passé à un système entreprenarial centré sur les domaines les plus marchandisables. » Face à l’idée selon laquelle « le social coûte trop cher », il manque, selon Michel Chauvière, « un pacte social, peut-être européen ». Pour Michel Autes, la situation actuelle reflète des méca­nismes profonds qui engendrent une transformation du travail et des systèmes d’exclusion. « Les individus sont sans cesse renvoyés à leurs responsabilités et ne peuvent plus se raccrocher à de grands récits collectifs. Les compétences, la motivation, la valorisation du mérite sont devenus les grands ressorts de la compétitivité. Le monde politique s’en tient à gérer ce que Pierre Rosenvallon nomme une “société des particularismes” » . Et d’évoquer « la main gauche de l’État » : « Dans les années 1990, Pierre Bourdieu expliquait comment l’État avait ringardisé la sollicitude et la fraternité. On en est toujours là. » La solution, selon lui : faire rentrer le social en politique. Et faire reconnaître le social par le politique.

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