Du Kouchnérisme

Bernard Langlois  • 18 décembre 2008 abonné·es

On passera rapidement sur l’aspect le moins ragoûtant de la récente sortie de Bernard Kouchner sur l’inutilité supposée d’un secrétariat aux Droits de l’homme ( « je regrette d’en avoir demandé la création » ) : ce côté coup de pied de l’âne à une collègue en semi-disgrâce [^2] qui se trouve être, de surcroît, sa subordonnée – à qui donc il devrait, en principe, sa protection de suzerain. Mais lui-même est vassal… Telle est la Cour, ­telles sont ses mœurs, sous Nicolas Ier. Comme elle fut et comme elles furent, rien de nouveau sous le soleil, sous ses prédécesseurs.
Le Prince actuel est seulement un peu plus mégalo que la moyenne, et ceux qui le ­servent enclins à une servilité plus grande.

Sur le fond, l’affirmation selon laquelle « on ne peut pas diriger la politique extérieure d’un pays uniquement en fonction de cette question [des droits de l’homme] » est une évidence.
Qu’elle sorte de la bouche d’un homme qui a bâti toute sa carrière sur le refus de la real politic , à laquelle il opposait « le droit d’ingérence » , lui donne une saveur particulière. D’autant que la polémique tombe à la date anniversaire, le soixantième, de la Déclaration universelle. Autant le travail de terrain du Kouchner première époque, quand, avec l’embryon des MSF, il soignait, pieds dans le sang et la merde, les blessés des guerres lointaines, me semblait digne de respect ; autant le Kouchner politicard, donneur de leçons, emphatique, déclamant la chanson des droits de l’homme en toute occasion et hors de propos, m’a toujours gonflé. C’est ainsi : le « kouchnerisme », variante du « droit de l’hommisme » , est une escroquerie intellectuelle consistant à faire croire aux braves gens que les relations internationales peuvent se régler avec de bons sentiments, un sac de riz sur l’épaule et indépendamment de la dure réalité des intérêts et rivalités nationales, et du cynisme sans borne des États, à commencer par ceux qui dominent le monde. Un leurre.
Et tout ça pour en arriver là : être le mi­nistre étranger aux affaires d’un Sarkozy qui le considère comme une prise de guerre (sur la gauche) et l’utilise comme un bouffon (il paraît que Nanard connaît tout plein de chansons qui distraient notre Souverain lors de ses longs périples aériens.) Pitoyable !

L’UNIVERS ONUSIEN

Le hasard fait que j’assistais récemment à un exposé public d’un homme qui a beaucoup bourlingué au service de la diplomatie française, en Amérique latine notamment. Mais pas seulement : il fut aussi, durant plusieurs années, le directeur général de l’ONU, n° 2 de l’organisation, nommé à ce poste par Pérez de Cuéllar. Et c’est sur l’ONU, son rôle, son fonctionnement que portait sa conférence.
À 72 ans, Antoine Blanca, fils d’un républicain espagnol exilé en Algérie après la victoire de Franco, professeur, militant socialiste de toujours (proche de Pierre Mauroy), longtemps dirigeant de la fédération nationale des clubs Léo-Lagrange, n’est pas très conforme à l’archétype du diplomate classique : de préférence aristo, formaté ENA, révisé Quai d’Orsay (Mitterrand s’était plu à nommer quelques ambassadeurs atypiques, dont Rouleau est un autre exemple ; et Sarkozy fait de même, en envoyant Rufin à Dakar). Déjà, lorsqu’il était en fonction, son franc-parler faisait grincer quelques dents – dont celles de Boutros Boutros-Ghali, qu’il ne semble pas tenir en très haute estime (c’est lui qui l’a viré, en supprimant son poste, pour complaire aux États-Unis, « qui ne lui en ont même pas été reconnaissants, puisqu’ils lui ont refusé un second mandat » !). Mais même sans pratiquer la langue de bois, le métier oblige à une certaine réserve.
Aujourd’hui retraité, Blanca ne se retient guère de dire tout le mal qu’il pense de « l’univers onusien ».

SANS COMPLAISANCE

Le mal, c’est peut-être trop dire, car l’homme reste attaché à ces valeurs humanistes qui ont présidé à la création de ce grand forum des nations, comme à cette Déclaration de 1948, que l’on célèbre d’autant plus qu’on la respecte moins. Il apprécie en outre le côté melting-pot de l’immeuble de verre new-yorkais et juge au final que « ce serait encore pire si l’ONU n’existait pas ».
Disons qu’il en pointe sans complaisance les insuffisances et les dysfonctionnements. Et que, au poste qui était le sien, dans son « grand bureau avec vue sur l’Hudson River juste en dessous de celui du secrétaire général » , en charge notamment des problèmes de développement, obligé de fréquenter de franches crapules en ayant à l’esprit les massacres et sévices par elles infligés à leurs peuples (au Darfour, par exemple), sans parler des prévarications, détournement et gabegies de toutes sortes, confronté à la politique indigne d’un FMI voué au seul profit des marchands au détriment des populations les moins bien loties, ou encore aux querelles de préséance et de compétence des « organismes associés » (la FAO et le Programme alimentaire mondial se tirant la bourre), Antoine Blanca le dit sans détour : « Il faut savoir cuirasser son cœur. »
La réalité de l’ONU, ce sont l’individualisme et la volonté de puissance des États, USA en tête, leur arrogance envers le reste du monde, qui ne permettent à l’organisation de survivre qu’à l’état de « croupion ».

FAIRE SEMBLANT

Reste alors à faire comme si. Comme si les ambassades au bout du monde, les incessants allers et retours, les conciliabules, suppliques ou objurgations pour tenter de dénouer d’indénouables fils et trancher, en l’absence de glaive, les nœuds gordiens de situations inextricables servaient à quelque chose. L’orateur prend l’exemple de cette mission au Maroc pour mettre en place le référendum sur l’autodétermination du Sahara occidental, sans cesse renvoyé aux calendes : « Chacun savait que cette consultation n’avait aucune chance de se tenir avant que le roi du Maroc ne soit assuré de l’emporter. Je rappelais au secrétaire général cette évidence, qu’il connaissait du reste aussi bien que moi. »
« “Allez-y quand même, me répondit Pérez de Cuéllar, je ne vous demande pas de réussir, juste de faire semblant.” »

L’EXEMPLE RWANDAIS

Telle est la politique internationale, et ce n’est pas près de changer. Les États sont des monstres froids, qui défendent tous et en priorité leur bout de gras (comme on le voit encore ces jours-ci en Europe face à la crise ou aux périls climatiques : ne pas se laisser prendre aux déclarations triomphales de rigueur).
Un lecteur apparemment atteint de psittacisme et se prenant pour le regretté Verschave [^3], sans en avoir ni la hauteur de vue ni les méthodes – pugnaces mais toujours empreintes de respect envers ses interlocuteurs –, nous bombarde ces temps-ci dans nos boîtes personnelles de messages électroniques nous reprochant de ne pas parler assez du génocide rwandais, et plus précisément des complicités françaises dans ces massacres de masse, et encore plus précisément des responsabilités socialistes, et singulièrement de celles d’Hubert Védrine, sur qui il fait une véritable fixation. Je pense, personnellement, qu’il y a des complicités françaises (droite comme gauche) qui se sont traduites par le soutien au Hutu Power, clairement responsable des massacres ; et j’ai signé à l’époque la pétition demandant que la justice ait à connaître de ces complicités. On sait qu’il y a par ailleurs des accusations assez précises portées envers Kagame et le camp tutsi (notamment celles du juge Bruguières, reprises dans le livre de Péan). Cela pour dire que les choses sont rarement simples. Incontestable qu’il y a eu génocide, mais le FPR de Kagame a sa part de responsabilités. Incontestable aussi qu’au-delà des accointances du fils Mitterrand (Jean-Christophe, alias Papamadit) avec la famille Habyarimana, le gouvernement français (à ­l’époque, 1994, sous la cohabitation Mitterrand/Balladur) a réagi sous l’emprise du « syndrome de Fachoda » , soutenant sans plus d’examen les francophones contre l’avancée des anglophones, qui se poursuit du reste aujourd’hui dans le richissime Congo ex-belge. Cette politique de la France (mais aussi de la Belgique) dans l’affaire rwandaise est, je crois, un assez bon exemple de ce qu’on appelle real politic, et qui a, en effet, peu à voir avec les droits de l’homme.
Quant à Politis , on peut lui reprocher peut-être de ne pas traiter suffisamment tel sujet par rapport à tel autre, personne ne prétend que nous faisons un journal exhaustif et quasi parfait. Mais je n’ai jamais encore rencontré d’accusation aussi grotesque que celle que nous fait ce lecteur : de ménager les socialistes et d’avoir des « relations à préserver » avec Hubert Védrine.

LA FIN DU VETO ?

L’impuissance de l’ONU, si souvent dénoncée, a longtemps tenu au système du « veto » des membres permanents du Conseil de sécurité, tout au long de la guerre froide. L’impasse tragique du conflit de la Palestine suffit à en illustrer les effets.
Dans un ouvrage récent [^4], assez révélateur de ce qu’est la diplomatie américaine, j’ai relevé ceci : « Sur le moment, la chute du mur de Berlin ne m’est pas apparue comme la fin d’une époque. Pour moi, la donne a changé le jour où Jim Baker et Edouard Chevardnadze ont condamné d’une seule voix l’invasion du Koweït par ­l’Irak. Je vois là la fin réelle de la guerre froide. » C’est Brent Scowcroft qui parle, l’ancien conseiller à la Sécurité nationale de Bush père, dans un livre de dialogue avec Zbigniew Brzezinski, son alter ego dans l’Administration Carter. Les deux hommes, le républicain et le démocrate, ont apparemment plus de choses en commun que de réelles divergences : à commencer par la condamnation de la politique de Bush fils et de la guerre en Irak. Ils reviennent sur le passé, leurs expériences dans le premier cercle du pouvoir américain ; ils s’interrogent aussi sur l’avenir, celui de l’après-guerre froide, de l’après-11 Septembre, de la nouvelle donne mondiale, de la crise, de la victoire d’Obama, etc.
Avec cet autre point commun (les Ricains sont d’incorrigibles optimistes !) : l’Amérique saura se sortir du marasme où elle est plongée, conserver son leadership et vaincre cette « haine » [^5] que lui voue le reste du monde, ce qui fait dire à Ignatius, avec l’acquiescement des deux diplomates : « Le nouveau président va entrer en fonction dans un monde singulièrement hostile aux États-Unis. Je ne me souviens pas d’une seule période où la terre entière ait été aussi remontée contre nous. »
Remettre, peut-être, une pincée de droits de l’homme dans le sombre brouet de la real politic ?

[^2]: Rama Yade qui se défend plutôt bien (par anticipation !) dans Les Droits de l’homme expliqués aux enfants de 7 à 77 ans, Seuil, 120 p., 7 euros.

[^3]: François-Xavier Verschave, membre fondateur de Survie, l’association de référence dans la dénonciation du néocolonialisme, notamment français et en Afrique, .

[^4]: L’Amérique face au monde, Pearson, 310 p., 24 euros, échange arbitré par l’éditorialiste du Washington Post David Ignatius, préface de P. Boniface.

[^5]: La Haine de l’Occident, Jean Ziegler, Albin Michel.

Edito Bernard Langlois
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