Aux origines néolibérales de l’Europe

Dans leur essai
« La Nouvelle Raison du monde », qui paraît
ces jours-ci à La Découverte,
Pierre Dardot et Christian Laval retracent l’histoire du néolibéralisme.
Politis en publie
les bonnes feuilles.

Pierre Dardot  et  Christian Laval  • 29 janvier 2009 abonné·es

En mai 1955, dans un texte intitulé « Considérations sur le problème de la coopération ou de l’intégration », Ludwig Erhard (le futur chancelier) écrit que l’Europe devrait viser l’ « intégration fonctionnelle » , c’est-à-dire la libéralisation généralisée des mouvements de biens, de services et de capitaux, et la convertibilité des monnaies, et non la « création d’institutions toujours nouvelles » . En réalité, le gouvernement allemand était divisé entre les fédéralistes et les ordolibéraux [voir encadré p. 28, NDLR]. Les premiers visaient une unification politique qui passait par une intégration économique progressive, les seconds optaient pour une économie de marché européenne et une intégration dans le grand marché mondial. Le marché commun de 1957 est en fait le résultat d’un double compromis, entre la France et l’Allemagne, et entre tendances à l’intérieur du gouvernement allemand. La France obtint la mise en place de politiques communes, dont la politique agricole, à laquelle elle reste jusqu’à aujourd’hui attachée, y voyant l’un des principaux acquis communautaires. Elle obtint également certains alignements sociaux, en particulier sur les congés des salariés, un tarif extérieur commun assez élevé contre l’avis allemand, ainsi qu’une sorte de préférence à l’importation en provenance des pays coloniaux ou ex-coloniaux. La logique de la position française, on le sait, a consisté, outre les avantages qu’elle voulait voir conservés pour ses agriculteurs, à doter l’ensemble européen d’une puissance suffisante pour garantir son indépendance vis-à-vis des « blocs ».
Mais le traité de Rome est également issu d’un compromis interne au gouvernement allemand entre le courant fédéraliste (Etzel) et le courant ordolibéral (Müller-Armack). D’un côté est préconisé un élargissement sectoriel, de l’autre une « intégration fonctionnelle » des marchés. Ce compromis fut symboliquement scellé dans la maison de campagne de A. Müller-Armack le 22 mai 1955, où se retrouvèrent des représentants des deux courants. C’est sur la base de ce compromis entre les responsables allemands que furent préparés les deux traités de Rome signés le même jour sur le Marché commun et sur la Communauté de l’énergie atomique. Évitant la mise en place d’organes administratifs supranationaux, sauf pour l’énergie, l’Allemagne assura le succès de sa conception d’une intégration horizontale et « fonctionnelle », reposant sur les quatre libertés économiques fondamentales et le principe de concurrence libre et non faussée. Ludwig Erhard sortait gagnant, même si Jean Monnet et les fédéralistes pensaient eux aussi avoir remporté la partie. Pour Erhard, comme il l’exprima au lendemain de la conférence de Messine en 1955, la coopération européenne devait avoir lieu dans un « système d’économies libres » , et les seuls organes supranationaux imaginables devaient être des « organes de surveillance afin de garantir que les États nationaux s’en tiennent aux règles du jeu qu’ils auront préalablement fixées ».
Le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) peut apparaître comme un compromis entre l’exigence de politiques communes (agriculture, transport) et de mesures visant à créer un marché libre des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. Mais le marché commun a d’emblée un statut étrange. Cette « communauté économique européenne » est une « communauté » parmi d’autres (charbon et acier, atome, agriculture), mais elle les englobe aussi en les soumettant à un principe général, dont les autres ne seront que des parties ou des exceptions. Le principe de la concurrence y est d’emblée inscrit comme principe structurant : le traité établit « un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun ».
Les grands principes ordolibéraux sont à l’œuvre dans la logique européenne de constitutionnalisation de l’ordre libéral, dans l’application stricte de la politique de concurrence comme dans l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE). On pourrait encore les repérer aujourd’hui dans une politique favorable à l’élargissement de l’Union comme dans la défense du libre-échange mondial, orientations qui sont comme des répliques des combats que les responsables politiques allemands ont menés en faveur de l’adhésion de la Grande-Bretagne, de l’abaissement du tarif extérieur commun et de la participation au grand marché mondial.
Ces principes sont également à l’œuvre dans l’application de règles de discipline destinées à limiter l’action budgétaire des gouvernements et, plus largement encore, dans la disqualification de la politique conjoncturelle au profit de la politique de « réformes structurelles », celles de la flexibilisation des marchés du travail et de la « responsabilisation individuelle » en matière de formation, d’épargne et de protection sociale. Hans Tietmeyer a tracé la ligne de conduite ordolibérale qu’il fallait poursuivre en Europe, anticipant dans ses interventions écrites et orales la « Stratégie de Lisbonne » formulée en 2000. Selon lui, l’impératif consiste à limiter les efforts de répartition et de protection qui bloquent l’économie et le progrès social. L’argument du sous-emploi en Europe ne doit plus servir à favoriser les dépenses publiques et la création monétaire. La sécurité, c’est l’emploi de chacun et non pas l’aide sociale.
Le néolibéralisme européen s’est ainsi construit et diffusé via la construction européenne, véritable laboratoire à grande échelle de l’ordolibéralisme des années 1930. On dira certes que ce n’est pas un modèle pur, que les principes ordolibéraux ont dû composer avec des logiques sociales, nationales, politiques hétérogènes, mais ce sont eux qui ont de plus en plus prévalu, comme en témoignent mieux que tout le Traité constitutionnel et sa tentative de constitutionnaliser l’économie de marché.
La défaite du gaullisme et de ses choix stratégiques (politique étrangère de refus des blocs, indépendance militaire à travers l’armement nucléaire, modèle « politique » de construction de l’Europe des nations et des patries) est un fait assumé dans les années 1970 par Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre. Le ralliement de Jacques Chirac en octobre 2005 à l’« économie sociale de marché », quatre mois après son échec lors de la ratification du Traité, traduit symboliquement l’effondrement définitif d’une construction politique de l’Europe « à la française ». Mais on a également vu que cette domination était le résultat de l’échec de la « social-démocratie » européenne et de son ralliement au modèle néolibéral, moyennant quelques aménagements sociaux.
La force du modèle ordolibéral est particulièrement évidente en matière de politique monétaire. Articulée aux « critères de Maastricht », la ligne suivie interdit en théorie tout réglage de la conjoncture à l’aide des instruments de la monnaie et du budget, c’est-à-dire la policy mix d’inspiration keynésienne. L’idée typiquement ordolibérale de Hans Tietmeyer selon laquelle la stabilité des prix est un « droit fondamental du citoyen » est devenue une conviction partagée. Cette logique doctrinale est également nette en matière de politique de concurrence, laquelle, depuis le Traité de Rome et son article 3, est au cœur de la construction européenne. Tous les objectifs fixés sont liés à cette primauté : l’allocation optimale des ressources, la baisse des prix, l’innovation, la justice sociale, le fonctionnement décentralisé, le décloisonnement des économies nationales, tout est regardé soit comme une cause soit comme un effet de l’ordre concurrentiel poursuivi par la Commission. La Commission dispose d’un pouvoir exceptionnel, quoique parfaitement conforme à la logique ordolibérale, qui consiste à donner à une instance « technique » située au-dessus des gouvernements le pouvoir d’imposer les « règles du jeu ». C’est selon cette logique du « gouvernement par les règles » que la Direction générale « Concurrence » de la Commission poursuit son travail de surveillance et de sanction à l’égard des ententes, des abus de position dominante, des concentrations. C’est encore selon cette logique que la Commission prend des mesures préventives lui permettant d’interdire, par exemple, une fusion qu’elle juge non conforme à ses principes, ce qui donne aux autorités européennes un pouvoir de regard et de contrôle sur les structures de l’économie.
Mais s’il est un domaine où la Commission paraît être d’une fidélité quasi parfaite à la doctrine ordolibérale, c’est dans le domaine des « services économiques d’intérêt général », qui doivent être eux aussi soumis à la règle suprême de la concurrence, puisque par définition le droit de la concurrence est supérieur à tout autre. Ce qui s’est passé pour les transports, pour les télécommunications, pour l’énergie, et aujourd’hui pour La Poste, l’illustre parfaitement. L’Europe se conforme en la matière à cet idéal du « consommateur-roi » qui doit toujours pouvoir choisir son entreprise de service.
Aujourd’hui, l’Europe élargie va encore plus loin dans la logique de la concurrence, au point que le vieil ordolibéralisme tel qu’il s’est inscrit dans les traités semble débordé par des conceptions « ultras ». Une logique plus radicale semble aujourd’hui s’imposer, qui repose sur la mise en concurrence des systèmes institutionnels eux-mêmes, qu’il s’agisse de la fiscalité, de la protection sociale ou de l’enseignement. Ce que l’on appelle, pour le critiquer, le « dumping social et fiscal » ne tombe pas sous la critique libérale de la distorsion de la concurrence, et si les subventions de l’État sont proscrites, ce n’est pas le cas de la baisse de l’impôt sur les sociétés, destinée à attirer les capitaux des investisseurs ou les épargnants des pays voisins. De ce point de vue, l’Irlande a montré la voie. Tous les pays européens, en particulier les nouveaux membres, se sont lancés dans cette nouvelle étape de l’« ordre concurrentiel », qui apparaît comme un moyen privilégié en matière d’intégration économique.
Tout se passe comme si les transformations qui ont affecté la gestion du capitalisme à l’échelle mondiale depuis les années 1970 et 1980 avaient induit une inflexion du néolibéralisme européen en inversant les termes qui le particularisaient : non plus fabriquer l’ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui semble ainsi se dessiner aujourd’hui, c’est une sorte de mutation de certains courants de l’ordolibéralisme, témoignant d’une convergence de plus en plus grande entre les deux « souches » principales du néolibéralisme, la souche allemande et la souche austro-américaine.

© La Découverte

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