Leçons d’un massacre

Denis Sieffert  • 22 janvier 2009 abonné·es

On ne sait pas encore qui a gagné, mais on sait déjà qui a perdu : une fois de plus, c’est le peuple palestinien. Après vingt-deux jours et autant de nuits sous les bombes, le bilan est effrayant : au moins 1 315 morts, dont 410 enfants, et plus de 5 300 blessés. Ramené à la population française, c’est 60 000 morts… Et n’oublions jamais les blessés. Mutilés ou handicapés à vie, beaucoup seront pour toujours à la charge d’une société déjà exsangue. Sans parler ici des destructions de maisons et d’infrastructures. Cela, au moins, se reconstruit. Tout juste pourrait-on imaginer cette fois qu’Israël paie la note de la dévastation dont il s’est rendu coupable. Après 1948, après septembre 1970, après Sabra et Chatila, après l’opération Rempart de 2002, Gaza 2009 comptera parmi les grandes saignées qui jalonnent la douloureuse histoire des Palestiniens. Sans parler des guerres dont ils n’ont pas été les principales cibles : 1967, 1973, 1996, 2006… Un mot encore, de ce bilan. On a coutume de tenir pour normal que l’on tue des « activistes », qu’on appelle, au gré de l’histoire, et selon les points de vue, fedayin, résistants, miliciens ou terroristes. Ceux-là pourtant ne viennent jamais de nulle part. Ils sont issus de leur peuple. Ils expriment sa volonté profonde d’insoumission. Qu’ils soient du Hamas, du Fatah, ou naguère du Front populaire ou du Front démocratique. Pourquoi faudrait-il que ceux-là soient niés jusqu’à être bannis de la statistique ?

Mais revenons à notre question : qui a gagné, et qui a perdu ? Les lendemains des carnages livrent parfois un verdict paradoxal. Souvenons-nous de la « Bataille d’Alger » entre janvier et septembre 1957. Remportée par les paras de Massu, elle entraîna la fuite de la direction du FLN – ce qui est loin d’être le cas du Hamas. Mais la prise de conscience des atrocités commises provoqua en « métropole » une crise morale qui allait conduire la France coloniale à une défaite politique. La question est de savoir si les Israéliens sont capables aujourd’hui d’une crise morale. Sont-ils capables de prendre la mesure du massacre ? Peuvent-ils « oublier » le Hamas pour redécouvrir cette évidence ? Ce ne sont pas les roquettes qui ont fait le conflit israélo-palestinien. Ni les roquettes, ni le Hamas – acteur somme toute récent du conflit. Disposent-ils des ressources nécessaires pour s’élever au niveau de l’histoire et comprendre qu’il faut en revenir aux causes premières et coloniales du drame ? À la revendication historique des Palestiniens telle qu’ils l’ont eux-mêmes reformulée à partir de 1988. C’est-à-dire d’un État souverain dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale ? Si, comme on peut le craindre, ce pays est aujourd’hui incapable de cet examen de conscience, la communauté internationale est-elle prête à l’y aider ? C’est urgent pour les Palestiniens. C’est urgent pour la paix du monde. Car jamais plus qu’au cours de ces vingt-deux jours l’image d’Israël ne s’est dégradée. Et l’exemplarité d’un monde totalement dépourvu de droit n’est jamais une bonne chose.

Ceux qui en doutaient encore savent à présent que ce pays est capable de « faire » Sabra et Chatila. Et de le refaire. L’aider à sortir du cycle infernal de la violence et du mépris de la vie humaine, c’est le contraindre à parler avec tous ses interlocuteurs palestiniens, et à accepter de prendre en considération le plan de paix le plus abouti, le plan de la Ligue arabe : normalisation des relations avec tous les pays de la région en échange d’un retrait des territoires de 1967. L’y contraindre, c’est aussi ne pas passer l’éponge sur ces vingt-deux jours de cauchemar, et instruire le procès de ceux qui ont ordonné les bombardements de populations civiles. Cette contrainte ne peut venir évidemment que de l’Europe et des États-Unis. On peut être à ce sujet plus que sceptique, même si l’Union européenne a fait savoir qu’elle était prête à reconnaître un gouvernement palestinien d’union nationale, c’est-à-dire comprenant le Hamas. Si tel était le cas, on peut imaginer que Barack Obama pourrait suivre dans la même voie. Selon ce scénario extrêmement optimiste, les Palestiniens n’auraient qu’un devoir, mais impérieux : celui de refaire leur unité. Lundi, Mahmoud Abbas en a fait la proposition au Hamas. C’est sa mission historique. Aucun interdit ni aucune menace israélienne ne devrait plus le détourner de cette nécessité. Car il a pu constater depuis longtemps déjà qu’il n’était pas payé en retour par Israël, qui poursuit sa colonisation. Si, par extraordinaire, ces conditions étaient réunies, ce n’est surtout pas un nouveau « processus de paix » qu’il faudrait engager, mais une négociation immédiate pour la création d’un État palestinien. S’il y a une chance, même minime, que ce scénario progresse, c’est tout de suite. Hors d’une vraie solution, nous aurons d’autres blocus, d’autres révoltes, d’autres tunnels à la frontière égyptienne, d’autres roquettes et d’autres bains de sang. Quant à la dégradation de l’image d’Israël dans le monde, elle n’est souhaitable pour personne.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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