Ce que dominer veut dire

James C. Scott étudie des « fragments du discours subalterne » pour révéler
les rapports de sujétion entre les êtres, et les formes de résistance à cette emprise.

Olivier Doubre  • 12 février 2009 abonné·es

En 1982, Pierre Bourdieu rassemblait dans un essai incisif quelques-uns de ses travaux sur le langage, l’analyse des discours et la linguistique, sous le titre Ce que parler veut dire (1). Il y analysait avec finesse « l’économie des échanges linguistiques » , alors que s’achevait le « moment structuraliste (2) » , caractérisé selon Bourdieu par les multiples « formes de domination que la linguistique et ses concepts exercent encore sur les sciences sociales » . Cet ouvrage fut en effet l’un des premiers à contester avec force l’un des présupposés les plus anciens de la linguistique (depuis Auguste Comte jusqu’à Chomsky), qui considère le langage comme un « trésor intérieur » pour tous les individus, « universellement et uniformément accessible » , c’est-à-dire ce que Bourdieu nomme « l’illusion du communisme linguistique » . Le sociologue démontrait ainsi au fil des pages combien l’expression orale et a fortiori écrite d’un locuteur est conditionnée par sa position sociale, celle de celui ou de ceux à qui il s’adresse, et surtout par son propre capital culturel, économique, scolaire, etc.

Depuis près de trois décennies, les sciences sociales outre-Atlantique se sont enrichies de nouvelles branches disciplinaires, aux noms encore rarement traduits en français, comme les cultural studies, les gender studies, les postcolonial studies ou les subaltern studies, que les éditions Amsterdam ont largement contribué à introduire en France. Ces jeunes disciplines, particulièrement foisonnantes dans les universités nord-américaines, ont toutes pour objet l’étude d’une forme particulière de domination s’exerçant dans les sociétés contemporaines, notamment occidentales. Notre détour par ce rappel succinct de l’analyse bourdieusienne des échanges linguistiques s’explique par le fait que les subaltern studies, en plus de s’intéresser aux formes de domination en général et parfois à la situation de dominés sur un « terrain » d’étude plus restreint (en se rapprochant alors de la démarche de l’ethnologue), portent une attention particulière au langage utilisé par les dominants et les dominés.

Figure importante et pionnière des subaltern studies, James C. Scott, s’inspirant beaucoup des travaux de Pierre Bourdieu mais aussi de Michel Foucault sur les structures de l’hégémonie des dominants (sans oublier Michel de Certeau, Edward Said, Gramsci ou Erving Goffman), a ainsi choisi d’utiliser le double concept de « texte caché » et « texte public » pour désigner les discours des puissants et des subalternes, qui varient en fonction des situations, lorsque les membres de chaque groupe sont entre eux, ou, au contraire, en présence de ceux de l’autre groupe. C’est sans aucun doute l’apport fondamental de l’essai datant de la fin des années 1980, récemment (et brillamment) traduit par Olivier Ruchet, la Domination et les arts de la résistance, qui étudie des « fragments du discours subalterne » . Anthropologue et politiste, enseignant à la prestigieuse université de Yale, James C. Scott a d’abord travaillé dans des lieux où les formes de sujétion sont généralement extrêmement rigides et violentes, notamment en Asie. L’idée centrale de cet ouvrage est ainsi née alors que l’auteur travaillait à tenter de cerner le sens des rapports de classe dans un village en Malaisie. Au fil des entretiens qu’il mène auprès des paysans pauvres et des propriétaires terriens, il s’aperçoit alors que le seul critère de la pauvreté ne suffit pas à expliquer les discours tenus par chacun des membres des deux groupes : leurs propos varient en effet selon que la personne se trouve en groupe ou seule, face à des membres de l’autre groupe ou non, en public ou à l’abri des regards. Mieux, « certains villageois semblaient parfois se contredire eux-mêmes ! » L’auteur ne peut donc plus se limiter à une approche fondée sur les seules relations de classe et doit intégrer une « sorte de logique situationnelle » dans son étude.

Il élabore peu à peu, à partir d’études de sciences sociales mais aussi de textes littéraires (comme ceux d’Orwell sur son expérience dans l’armée coloniale en Birmanie ou de George Eliot sur le monde de la paysannerie en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle), une analyse plus globale des modes de domination et des formes de résistance qui ne manquent pas de se développer. Pour ce faire, il privilégie, pour mieux appuyer sa démonstration, les lieux ou les situations qui s’apparentent à des « contextes de tyrannie » , ayant tous – volontairement – « un certain air de famille » . James C. Scott a ainsi travaillé sur la paysannerie aux XIXe et XXe siècles, l’esclavage dans le sud des États-Unis, le système des castes en Inde, les situations de domination coloniale ou de ségrégation raciale, en se concentrant sur les variations entre les discours de chacun selon les situations.

Dans le cas d’un ancien esclave aux États-Unis, Scott cite ainsi cet extrait de ses mémoires : « Comme je connaissais le pouvoir des Blancs et leur hostilité envers les personnes de couleur, j’évitais toujours dans mon comportement de leur paraître désagréable. […] D’abord, je dissimulais le peu de biens ou d’argent que j’avais en ma possession, et j’endossais autant que possible l’apparence d’un esclave. Ensuite, je m’efforçais de passer pour moins intelligent que je ne l’étais en réalité. Tous les Noirs du Sud, esclaves ou affranchis, savent qu’il leur faut respecter ces quelques règles pour leur tranquillité et leur sécurité. » C’est là un exemple paradigmatique d’un « texte public »  : caractérisé par la prudence, la crainte ou parfois « le désir d’obtenir certaines faveurs » , il recouvre l’interaction entre subordonnés et ceux qui les dominent.
Au contraire, le « texte caché » désigne le discours « qui a lieu dans les coulisses, à l’abri du regard des puissants » et consiste en des « propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui transparaît dans le texte public » . C’est là ce que l’auteur nomme « l’infrapolitique » des dominés.

À partir des deux textes, « caché » et « public » , James C. Scott peut ainsi observer, « en évaluant le décalage entre les deux types de textes » , les interactions entre subordonnés et puissants et donc « l’impact de la domination » , notamment sur la parole tenue en public : c’est bien une « dialectique du déguisement et de la surveillance imprégnant les relations des forts et des faibles » qui apparaît ici, permettant alors de mieux comprendre les « schèmes culturels » de la domination et de la subordination. L’auteur ne s’intéresse en effet qu’aux rapports entre dominés et dominants et choisit de ne pas entrer, dans ce travail, dans les rapports éventuels de domination à l’intérieur même des deux groupes. Face à l’aspiration à l’hégémonie du texte public de la part des dominants, James C. Scott dénombre quatre grandes variétés de discours politique parmi les dominés. À côté du texte caché proprement dit, qui constitue en lui-même une forme de discours (par définition infrapolitique), les deux extrêmes sont, d’une part, la forme « la plus complètement publique » renvoyant l’image flatteuse que les élites produisent d’elles-mêmes et, d’autre part, à l’opposé, lorsque le texte caché sort au grand jour, par exemple lors de situations de révoltes, quand on assiste à la « rupture du cordon sanitaire séparant le texte caché du texte public » . Mais l’auteur met en lumière – et c’est sans doute l’un des apports majeurs de sa réflexion –, une quatrième forme de discours possible, « situé de manière stratégique entre » les textes public et caché : « C’est la politique du déguisement et de l’anonymat [qui] se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en masquant l’identité des acteurs. »

À travers cette lecture des différents discours et pratiques chez les dominés, James C. Scott contribue à renouveler l’approche foucaldienne du couple pouvoir/résistance, mais en se concentrant essentiellement sur les « arts de la résistance » . Il rappelle d’ailleurs, dans l’entretien passionnant publié dans ce volume en guise de postface, « qu’il doit beaucoup » au philosophe français, avant d’ajouter : « Foucault évoque l’idée que tout pouvoir appelle, en réaction, une certaine forme de résistance. Je pense que, même s’il disait qu’il était tout autant intéressé par l’étude de la résistance que par celle des structures de l’hégémonie, il a consacré le plus clair de son temps aux structures de l’hégémonie. Il ne développe pas de réelle théorie de la résistance. » Avec clarté, James C. Scott, lui, s’y emploie.

Idées
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