Scènes de combat

Gilles Costaz  • 12 février 2009 abonné·es

Les rappeurs ne sont pas les seuls à s’en prendre au pouvoir sarkozyste. Certains théâtres de banlieue frappent à leur tour. Et c’est d’autant plus étonnant qu’il s’agit de grosses structures subventionnées. En ce moment même, au Théâtre2Gennevilliers, on peut voir la pièce de Ronan Chéneau, Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue , mise en scène par David Bobee, qui s’en prend violemment à la politique dite « d’identité nationale », invective la culture française et « la Marseillaise ». Clou de ce spectacle très « craché » du côté du texte et très élaboré du point de vue du style scénique : un ballet de CRS dansant sur la musique du Beau Danube bleu  !
L’an dernier, dans un autre point de la couronne parisienne, au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, Mohamed Rouabhi donnait les deux copieuses parties de sa fresque Vive la France !, où était dénoncée, par le langage du théâtre et la projection d’archives, la politique coloniale de la France à l’égard de ses immigrés. C’était une sorte d’enquête-pamphlet qui contait l’histoire des cités et attaquait sans ménagement l’actuel président de la République.

Prend-on les armes dans les centres dramatiques ? Pas tout à fait. Mais quelques équipes y accueillent des artistes fortement rebelles, qui sont libres d’exprimer toute leur fureur. David Bobee, metteur en scène de Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue , sait qu’il ne bénéficie pas de cette liberté partout. La pièce doit être représentée dans quarante villes après Gennevilliers. Certains programmateurs sont déjà prêts à la retirer de l’affiche ! « Face à l’idéologie sarkozyste, il faut reprendre en main les objets du service public , dit Bobee. Je ne sais pas si nous sommes anti-Français. Inviter des artistes africains – avec tous les problèmes de visa que cela comporte – à participer à un spectacle qui s’interroge sur le ministère de l’Identité nationale, c’est avoir une autre idée de la France ! Dans le spectacle, le drapeau français est noir, blanc et gris parce qu’il a perdu ses couleurs ! »

En réalité, au-delà d’une révolte qu’ils sont rares à assumer, les responsables de ces appareils cherchent à les faire fonctionner différemment. Ils ne croient plus totalement à la culture traditionnelle ni aux stratégies habituelles de conquête du public. Programmes nouveaux, méthodes nouvelles. On se décale par rapport au fonctionnement, pourtant remarquable, des théâtres d’Aubervilliers (Didier Bezace), de Nanterre (Jean-Louis Martinelli) ou Bobigny (Patrick Sommier). À la tête du Théâtre2Gennevilliers – rien que cette nouvelle appellation en clin d’œil marque la rupture avec un passé incarné pendant quarante ans par Bernard Sobel – il y a Pascal Rambert, auteur et metteur en scène qui a beaucoup travaillé aux États-Unis. Il a inscrit à son programme la pièce-brûlot de Chéneau-Bobee, mais son propos est évidemment plus large. Sa volonté politique est grande puisqu’il organise des parrainages de sans-papiers.

« J’ai quitté mon rapport verbal au théâtre, mes spectacles sont plus corporels » , avoue Pascal Rambert, qui a aussi quasiment éliminé les classiques. « J’aime profondément mon pays, donc je le critique, comme dans ma pièce de la saison dernière, Toute la vie. Il y a une tension sociale hyperviolente, nous la reflétons. Mais mon engagement politique est au service de la beauté. J’invite des gestes artistiques, avec l’espoir de soigner un peu le monde ! Nous travaillons au niveau local et au niveau international. Nous œuvrons avec la population et nous faisons venir des artistes de New York ou du Japon. J’ai le souci de l’Afrique, je veux que jouent ceux qu’on voit peu sur les plateaux, les Blacks, les Arabes. Je creuse un sillon : la matière vivante des anonymes. » Les répétitions sont publiques, le travail peut déboucher sur des réalisations de films. En janvier, Rambert mettra en scène une pièce écrite avec Éric Méchoulan, Une micro-histoire économique du monde dansée, pour laquelle il mêlera aux acteurs-danseurs trente-cinq personnes de son atelier d’écriture et les quinze ­membres de la chorale de la ville. Le public de Gennevilliers est d’ores et déjà en progression de 40 %.

Au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, sous la nouvelle direction du metteur en scène Christophe Rauck, entré également en fonction il y a un an, le ton et l’action sont aussi offensifs. Là, il y a un classique à l’affiche, Cœur ardent, d’Ostrovski, mis en scène par Rauck lui-même. Mais aussi la promesse des prochains spectacles : Scanner, « hurlements en faveur de Guy Debord » , par David Ayala, les quatre spectacles de Villes sur le monde urbain… Les activités parallèles sont nombreuses : André Markowicz, qui a traduit la pièce d’Ostrovski, fait travailler des jeunes sur un texte de Dostoïesvki. Des ateliers et des stages se déroulent ici et dans les lycées. Et, très inattendu, un conteneur bleu, plein d’abeilles, enseigne à qui passe la qualité du miel fait en milieu urbain : c’est une initiative d’Olivier Darné, créateur du FMI (Fonds mellifère impartial) et du « miel béton »

« Nous sommes des directeurs illégitimes , dit Christophe Rauck. Seuls nos spectacles sont légitimes. Les pièces de Rouabhi maltraitent-ils la France ou une certaine façon de parler de la France ? Elles posent surtout des questions qui sont les nôtres et même les miennes. Il y a, dans le système institutionnel, des spectacles malodorants, qui puent idéologiquement. Ce n’est pas le cas de ce que nous faisons. Mais ce métier, c’est de la vase. Il faut l’accepter pour que poussent quelques lotus. Nous donnons des spectacles politiques et des pièces sur la ville, mais il ne faut pas croire que les gens de banlieue veulent voir des pièces sur la banlieue. Ils réclament de grands textes. Nous prenons notre force dans la ville de Saint-Denis : il y a 70 communautés. C’est lourd, c’est complexe, mais cela a une force tellurique. » Ainsi parle Rauck, passé par le Théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine.

Rauck et Rambert ne se connaissent pas. Ils donnent vie parallèlement à une résistance qui n’est pas concertée par un mouvement commun. D’autres artistes, à la tête de structures plus modestes, comme Christian Benedetti au Studio-Théâtre d’Alfortville ou Patrice Bigel avec son Usine de Choisy-le-roi, font aussi émerger un théâtre qui change les règles du jeu de la théorie et de la pratique. Ce n’est pas un raz-de-marée, mais la naissance simultanée de nouvelles vagues.

Culture
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