Symptômes

Bernard Langlois  • 5 février 2009 abonné·es

On est dans l’attente Pas de Godot, de Sarko. Après la grande manif’ de jeudi dernier, le temps suspend son vol. Chefs syndicalistes ou politiques, élus des deux bords, journalistes (moi avec), travailleurs précaires, chômeurs, grévistes, tous ceux qui formaient le gras des défilés : on attend de savoir ce que va dire le Chef.
Et c’est qu’il a intérêt à répondre aux revendications des travailleurs, sinon le gros Chérèque va se fâcher tout rouge ! Et nul doute qu’avec ses copains du syndicat des syndicalistes responsables, il n’hésitera pas à programmer une nouvelle grande journée d’action (mais attention, faudrait pas se gourer sur la date, c’est bientôt les vacances de février, s’agirait pas de faire un bide, des journées comme ça, ça se prépare avec soin, on pourrait fixer une date aux alentours du 15 mars, qu’en pensez-vous camarades ?), qui fera entendre plus fort encore la juste colère des salariés qui n’entendent pas payer les pots cassés par des banquiers irresponsables qu’on n’en finit pas d’arroser avec l’argent des contribuables et qui n’ont même pas la décence de renoncer d’eux-mêmes à leurs primes de fin d’année !
Non mais !

Épée de Damoclès

Il est partout, le Schtroumpf syndicaliste. Sur toutes les tribunes, crachant dans tous les micros qui se tendent devant sa barbiche en bataille. Faut dire qu’il a beaucoup à se faire pardonner.
Comme on l’expliquait la semaine dernière dans ces colonnes [^2], la claque des élections prud’homales oblige les syndicats réformistes à durcir le ton pour espérer retrouver un peu de crédit auprès de leurs mandants ; et singulièrement la CFDT, qui s’est acquis une sérieuse réputation de confédération collabo [^3]. Quand on pense que ce fut le syndicat le plus imaginatif et le plus pugnace des années 1970, on lui en veut beaucoup au barbichu – même s’il n’a jamais fait que mettre ses tatanes dans les traces de la tzarine, elle-même héritière du « recentrage » des années Maire, une belle dégringolade collective ! Chérèque poursuit la glissade en l’accélérant : qui aurait pu imaginer qu’une direction syndicale nationale traîne en justice des militants syndicaux pour avoir osé occuper quelques heures les locaux de la Confédération, en évoquant le motif ridicule de « violation de domicile » ? C’est pourtant ce qu’a osé faire le Schtroumpf jaune à l’encontre de Michel Roger (membre de la compagnie Jolie Môme) et de Ludovic Prieur (animateur de HNS info ), les deux « meneurs » de cette manifestation pacifique d’une centaine d’intermittents du spectacle qui entendaient dénoncer la collusion Medef-CFDT sur ce dossier. L’affaire s’est déroulée en avril 2005. Elle a été jugée le 11 décembre dernier, et le verdict rendu le 22 janvier : amende avec sursis. Ça pourrait passer pour une demi-victoire (pas de quoi fouetter un chat !), mais c’est une illusion d’optique. Car, comme le souligne très justement l’ami Olivier Bonnet : « Le sursis représente une épée de Damoclès sur la tête de ces militants, comme un avertissement qu’ils feraient bien de se tenir à carreau. Et puis le principe est inacceptable : criminaliser la contestation est un grand pas vers la dictature. Ce verdict pourrait faire jurisprudence [^4]. »
Ce pourquoi les deux condamnés, défendus par Me Irène Terrel, ont fait appel.

Symptômes préfascistes

Un grand pas vers la dictature ? Comme il y va, le confrère ! Il a pourtant bien raison de crier « au loup ! ».
Car quand on met bout à bout des dizaines d’affaires plus ou moins graves de ces dernières semaines, poursuites judiciaires contre des syndicalistes
– comme Gérard Filoche, par exemple –, bavures et provocations policières diverses et variées – du genre descente de brigade canine dans les écoles, ou interpellations brutales suivies de gardes à vue humiliante –, restrictions au droit de manifester, nettoyage des parcours officiels des éléments « douteux », permanence des atteintes aux personnes lors des interpellations de sans-papiers et des reconduites à la frontière (oh ! le joli lapsus du nouveau ministre des Expulsions, parlant sur RTL « d’une invas… euh, d’une immigration africaine » , comme son surmoi s’est vite adapté à sa nouvelle condition de notable sarkozyste, au Besson !), et jusqu’à l’affaire de Tarnac (qui est grotesque, mais pas que grotesque), pour laquelle Julien Coupat médite toujours en taule, dernier inculpé encore emprisonné… Quand on additionne tout ça, et tout ce que j’oublie, hein, ça laisse tout de même comme une impression de gros malaise. Élucubrations de journalistes, irresponsables par définition ? Je lis ceci, dans la dernière parution de la lettre du Cirpes [^5], sous la signature d’Alain Joxe : « Le fascisme ordinaire commence sous nos yeux en Europe et en France avec le mépris et la violence physique s’exerçant sur le corps des exclus de la société, et modifiant l’éthique publique par accoutumance à la cruauté répressive légalisée de la police et de la justice, mise en place par les droites ; la précarisation des emplois, la criminalisation des enfants, le bourrage des prisons par “du chiffre” sont des symptômes préfascistes ; la persistance des populismes nationalistes est une précondition guerrière. »
Dis, papy, c’était comment l’avant-guerre ?

Au rythme des pataches

Donc, on attend ce que va dire notre Omnipotent, en principe jeudi soir, dans les lucarnes et devant des confrères et sœurs qui ne risquent pas de le chahuter beaucoup. Finalement, ce sera : « J’entends et je ne tiens pas compte » , ou « J’entends et je tiens compte » ? Il nous a déjà servi successivement les deux formules…
On attend : mais que voulez-vous donc qu’il nous sorte, ce baratineur qui, en moins de deux ans de mandat, a déjà tout dit et son contraire ? Quel nouveau tour de bonneteau peut-il encore nous inventer ? Et quelle compréhension peut-il avoir des (res-)sentiments d’un peuple qu’il ne rencontre plus que derrière un triple rideau de CRS, un peuple qu’il redoute et fuit désormais : même que si quelques sifflets et slogans hostiles parviennent encore de loin à ses augustes oreilles, c’est aussitôt grand ménage à la préfecture ! Le temps est déjà loin où le petit bonhomme allait au contact comme un grand, quitte à manifester quelque humeur ( « Casse-toi, pauv’con ! » ) si un malotru refusait de serrer sa menotte tendue ! Un président de la République quasiment interdit de séjour sur la voie publique, la classe ! Si Nicolas Sarkozy avait des solutions à la crise, ça se saurait. Du reste, on hésite presque à le lui reprocher : personne n’en a. Et pas plus Obama qu’un autre, en la personne duquel ce bon spécialiste des États-Unis qu’est Jean-Philippe Immarigeon ne voit que le gestionnaire de faillite de l’Empire, « le Gorbatchev qui soldera les comptes de l’Amérique [[
L’Imposture américaine, splendeur et misère de l’Oncle Sam, Bourin éditeur, 184 p., 15 euros.]] ».
*
C’est du reste en lisant son dernier essai, (aussi percutant que les précédents : *American parano
et Sarko l’Américain, également chez Bourin éditeur), que j’ai découvert la pensée de Turgot, ce ministre de Louis XVI qui mena sans faiblesse « la guerre des farines » (« première révolte FMI de l’histoire », dit drôlement Immarigeon) et qui me semble davantage inspirer Sarko que ne le firent jamais Mandel et Jaurès réunis : « Il n’y a pas lieu de tenir compte des murmures du peuple, disait l’Excellence à jabot, il faut qu’il comprenne que son opposition et ses violences ne serviront qu’à faire prendre les mesures les plus efficaces à le contenir. » On est en 1775, et l’Ancien Régime a encore quelques belles années devant lui : mais au rythme des pataches, la Révolution s’était mise en marche.
Les choses vont plus vite aujourd’hui, non ?

P.-S. : Non, non, Sieffert s’est trompé, la tempête n’est pas montée jusqu’en Creuse, pas cette fois ; et la panne de courant que nous avons subie la semaine dernière était purement domestique ! Le résultat est le même, notez, mais je ne voudrais pas passer pour un vilain menteur !

[^2]: « Vingt-quatre heures, et après ? », par Pauline Graulle.

[^3]: Voir le compte rendu édifiant d’un colloque patronal, à huis clos (sans la presse, à la demande pressante de Chérèque), dont le Schtroumpf jaune était la vedette, dans un livre récent : Riches et presque décomplexés, Jacques Cotta, Fayard.

[^4]: (rubrique : social, politique) et <www.cie-joliemome.org/petition/>.

[^5]: Centre interdisciplinaire de recherches sur la paix et d’études stratégiques, Le Débat stratégique n° 100, « La crise impériale et la menace de guerre mondiale ».

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 8 minutes