Renouveler le féminisme

À la veille du 8 mars, Journée internationale des femmes, Nicole Savy, responsable du groupe « Droits des femmes »
de la Ligue des droits
de l’Homme, observe l’état des luttes féministes en France.

Olivier Doubre  • 5 mars 2009 abonné·es

Dans quelle situation se trouve aujourd’hui le mouvement féministe ?

Nicole Savy : Si l’on s’en tient strictement au féminisme tel qu’on l’a connu durant les luttes des années 1970, les militantes de cette époque ont évidemment vieilli, et, bien souvent, les jeunes d’aujourd’hui ont du mal à se reconnaître dans le mot « féministe ». Certaines ont même tendance à considérer que les luttes de leurs mères ou de leurs grands-mères sont périmées. Cela veut dire qu’il faut inventer autre chose, aussi bien du point de vue de la dénomination que de la forme et même du contenu. Toutefois, ce à quoi le féminisme s’opposait à cette époque est toujours présent et, je le crains, se porte bien : les ennemis des droits des femmes sont toujours là, en nombre. Ce qui est archaïque, ce n’est pas le féminisme mais bien ce qu’il combat ! Je pense ici aux résistances aux droits des femmes, ou leur remise en cause comme dans le cas du droit à l’avortement, qui ne cesse de subir des attaques ou des tentatives de restrictions.
La raison d’être du féminisme n’est pas morte, il faut simplement qu’il invente une forme historique nouvelle. C’est une constante dans l’histoire, les mouvements ont besoin de se renouveler : comme il y a eu plusieurs socialismes successifs, avec des échecs et des renaissances, il faut qu’il y ait plusieurs vagues de féminismes.

Illustration - Renouveler le féminisme

Manifestation à Paris, le 15 janvier 2005, pour célébrer les trente ans de la loi Veil
et défendre le droit, toujours menacé, à l’IVG. Pavani/AFP

Est-ce compliqué d’être féministe aujourd’hui ?

Je ne crois pas. Quand on a connu Mai 68 ou les années 1970, on se dit juste qu’on aimerait bien faire comprendre aux femmes et aux hommes des générations suivantes qu’il faut absolument continuer à se battre car les droits acquis ne sont jamais irréversibles et que les retours à l’ordre moral sont toujours possibles. Toutefois, même si nous sommes sans aucun doute moins nombreux/ses, il y a quand même des jeunes qui se réclament du féminisme.

Vu de l’extérieur, on a l’impression que la cause des femmes est acquise et qu’il n’y a plus besoin de se mobiliser vraiment sur ces sujets, en comparaison à d’autres formes de discriminations. Qu’en pensez-vous ?

Je ne partage évidemment pas du tout ce sentiment. Pour se limiter à la France, je crois qu’il y a en ce moment un effet d’image, où l’on voit dans les médias ou à la tête de grands ministères un nombre élevé de femmes, y compris parmi les transfuges de la gauche. On s’imagine ainsi qu’avec la couverture de Paris Match , la cause des femmes est arrivée parce que des femmes occupent des positions sociales importantes. Il est vrai qu’on voit aujourd’hui des femmes présidente du Medef, chancelière ou ministre de l’Économie et des Finances, ce qui, il y a dix ans, aurait été quasi inimaginable. C’est un changement incontestable, je le reconnais et m’en réjouis bien volontiers. Toutefois, cet effet d’image occulte la réalité sociale où, au contraire, la cause des femmes me semble en régression. Elles sont toujours les premières à être licenciées, à subir le travail précaire ou à temps partiel, sans parler des salaires qui sont toujours environ 30 % inférieurs à ceux des hommes aux mêmes postes, des retraites inférieures d’au moins 40 %, et des difficultés rencontrées par les familles « monoparentales », comme on les appelle alors qu’il s’agit à une écrasante majorité de femmes seules avec leurs enfants… Sans parler non plus des droits spécifiques qui sont sans cesse attaqués, voire bafoués.

Alors qu’on a en France une des législations les plus égalitaires, son application laisse largement à désirer, et on a même reculé ces dernières années. Par exemple, en ce qui concerne la contraception et l’avortement, il n’y a plus d’éducation sexuelle dans l’Éducation nationale. Autre chose : on ne forme plus de médecins gynécologues mais plutôt des obstétriciens, ce qui est très différent. En outre, nombre d’hôpitaux ne veulent plus pratiquer d’IVG parce que c’est très mal remboursé. Les contraceptifs les plus modernes de dernière génération, c’est-à-dire les plus efficaces et les moins dosés, donc les moins dangereux, ne sont pas remboursés par la Sécurité sociale. Enfin, si on supprime les subventions du Planning familial, comme cela se profile malheureusement en dépit d’une importante mobilisation [[Une pétition de soutien a déjà recueilli 100 000 signatures.
On peut la signer sur
<www.planning-familial.org/petition-defense-loi-neuwirth>.]], on peut penser qu’on traverse une bien triste période pour les droits effectifs des femmes.

On a aussi l’impression que le mouvement féministe souffre de ses divisions, qui semblent profondes sur certains sujets, comme la question du voile…

En effet. Il faut néanmoins rappeler que le mouvement a toujours connu des divisions importantes en son sein, et ce dès sa naissance. Il y a eu par exemple dans les années 1970 une tendance dite « différentialiste » ou « essentialiste » qui s’opposait à celles qui, comme moi, voulaient articuler les droits des femmes et la lutte des classes, même si nous étions nous-mêmes très divisées. Je dirais donc que la division est sans doute un mal endémique du féminisme.
Plus récemment, les divisions se sont exprimées sur d’autres sujets, et le voile est sans aucun doute une question majeure de ce point de vue. Depuis la première affaire de voile, celle au lycée de Creil en 1989, nous défendons à peu près les mêmes positions à la Ligue des droits de l’homme. Nous avions écrit au tout début des années 1990 un texte qui disait en substance « Ni voile ni exclusion ». Cela signifiait qu’en tant que féministes, nous refusions toute contrainte, toute oppression patriarcale des femmes – plus patriarcale que religieuse parce qu’on sait maintenant que le voile d’aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec la tradition religieuse. Mais nous pensions également que nous n’avions pas, face à nous, des foulards ou des morceaux de tissu mais bien des êtres humains, des femmes qui avaient sans doute aussi besoin de s’exprimer, de se fabriquer une identité face au mauvais accueil qu’elles pouvaient recevoir dans la société française. Car on s’est aussi aperçu rapidement que, pour beaucoup d’entre elles, le foulard n’était pas imposé : c’était leur décision de le porter, et certaines d’entre elles prenaient en outre des positions pratiquement féministes et se battaient à leur manière pour leur émancipation. Même si nous ne partagions pas la forme qu’elles avaient choisie. On voit donc bien que cette question est compliquée. En tout cas, on veut considérer ces femmes comme des êtres humains qui ne doivent pas être exclus, encore moins de l’école, où elles pourraient justement recevoir une éducation leur permettant de lutter pour leur émancipation, peut-être avec des formes différentes. Mais il est vrai que cette question a laissé des traces profondes au sein du mouvement féministe.

Y a-t-il un renouvellement de générations dans le mouvement féministe aujourd’hui ? Et y a-t-il des hommes aussi ?

Ces derniers temps, nous avons travaillé avec des mutuelles étudiantes, et j’ai eu le plaisir de voir que, lorsque le droit à la contraception ou à l’avortement pouvait être remis en cause, des garçons se mobilisaient en expliquant que, pour eux, la contraception était quelque chose d’essentiel. Sur de telles questions, je crois que les jeunes sont prêts à bouger. Ils trouveront peut-être d’autres mots pour l’exprimer ou d’autres formes de lutte. De même pour la défense du Planning familial. Le succès de la pétition a surpris beaucoup d’entre nous par son ampleur. J’ai l’impression que les jeunes générations sont sensibles à ce type de sujets. C’est une raison d’être optimiste.

Idées
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