Une haute idée de l’édition

Pour Gisèle Sapiro, sociologue et directrice de recherche au CNRS, la mondialisation éditoriale n’a pas empêché l’émergence de petits éditeurs indépendants aux productions de qualité.

Christophe Kantcheff  • 12 mars 2009 abonné·es

Dans « les Contradictions de la globalisation éditoriale [^2] », que vous avez dirigé, vous montrez que les effets de la mondialisation sur l’édition sont divers. Toutefois, l’un des traits saillants n’en est-il pas la rationalisation économique grandissante, qui entraîne concentration et recherche accrue de rentabilité ?

Gisèle Sapiro I La mondialisation a, en effet, accéléré le processus de rationalisation économique dans l’édition, qui est plus ancien. Cela tient en particulier à la création de groupes multinationaux et à l’unification d’un espace éditorial mondial, dont les règles sont de plus en plus imposées par les agents littéraires et les actionnaires des grands groupes. Cet espace est structuré par un rapport de forces inégal entre les cultures, il est de plus en plus dominé par l’édition anglo-américaine. La part des livres traduits de l’anglais parmi l’ensemble des traductions faites dans le monde a augmenté de 45 % dans les années 1980 à près de 60 % dans les années 1990. Cependant, la mondialisation n’est ni linéaire ni homogène. Elle a entraîné, notamment, la formation de réseaux éditoriaux transnationaux qui ­luttent pour une autre mondialisation, plus respectueuse de la diversité culturelle. La plupart sont informels, mais certains se sont institutionnalisés, comme l’Alliance des éditeurs indépendants.

À côté des mastodontes de l’édition, se développe depuis les années 1980 tout un tissu de petits éditeurs indépendants. Comment analysez-vous ce phénomène qui sauvegarde la diversité culturelle ?

Une des contradictions de la globalisation éditoriale est précisément ce phénomène de multiplication de petits éditeurs qui accompagne le processus de concentration. Il n’est pas propre à la France, il s’observe aux États-Unis et dans d’autres pays également, sans doute en partie grâce à la démocratisation de l’éducation et au coût d’entrée moins élevé dans l’édition. À la logique du profit économique qui prévaut dans les groupes, ces petits éditeurs opposent généralement une conception intellectuelle de leur rôle. Ils ont une haute idée de leur mission, qu’elle soit politique, littéraire ou scientifique.

Vous notez que la production de ces petits éditeurs a un poids symbolique incontestable, notamment en France. Comment expliquer la qualité de cette production, malgré des moyens limités ?

C’est tout d’abord en raison d’une conception artisanale de leur métier. Alors qu’au pôle de grande production il s’agit de publier le plus possible de livres à moindre frais pour occuper le terrain –  ce qui fait, par exemple, que les grands groupes aux États-Unis publient de moins en moins de traductions, considérées comme trop coûteuses et pas assez rentables –, du côté des petits éditeurs, le nombre plus restreint de livres publiés permet d’y consacrer plus de temps. Leurs équipes, de petite taille, sont fréquemment composées de gens dévoués à la « cause » et désintéressés sur le plan financier. Ne pouvant payer des à-valoir élevés, ils sont contraints de « découvrir » de nouveaux auteurs ou des auteurs étrangers. Ils se spécialisent aussi souvent dans certains domaines ou cultures.
Cependant, il faut nuancer cette analyse en rappelant que les grandes maisons littéraires indépendantes, en France notamment, et certaines « marques » dans les groupes, publient aussi des ouvrages de qualité, dits « haut de gamme ». On peut penser aux grandes collections de littérature étrangère, qui jouent un rôle dans le maintien de la diversité culturelle, traduisant de vingt à trente langues, et englobant jusqu’à quarante pays.

N’est-on pourtant pas en présence d’une édition « à double vitesse », notamment en matière de distribution ?

La distribution est le grand enjeu de l’édition. Au niveau national, les chaînes de librairie imposent de façon croissante des contraintes ­économiques. Il n’est pas rentable pour elles, notamment, de gérer les livres de fonds, qui assurent une grande partie de l’activité des éditeurs tournés vers les logiques intellectuelles. En France, grâce au prix unique du livre et à leur récente labellisation par le ministère de la Culture, un réseau de librairies indépendantes a pu se maintenir, alors que leur nombre s’est raréfié aux États-Unis. Ces librairies jouent un rôle majeur dans la diffusion des livres des petits éditeurs, alors que les chaînes passent, aux États-Unis, des contrats avec les grands groupes qui vont jusqu’à acheter la place en vitrine ou près du comptoir. La vente par Internet est aussi un atout pour ces petits éditeurs.
Au niveau international, loin d’entraîner une déterritorialisation, la globalisation éditoriale consiste en une lutte acharnée pour la conquête de nouveaux territoires de distribution. Les éditeurs espagnols exigent les droits mondiaux en langue espagnole, au détriment de leurs homologues latino-américains. Les éditeurs américains tentent d’obtenir des territoires de distribution que leurs confrères anglais considèrent comme leur appartenant d’office. Les pratiques de coédition, courantes en langue anglaise, se développent aussi en langue française, mais pas autant qu’on pourrait le penser dans un contexte de mondialisation. Et il y a des laissés-pour-compte, notamment les pays d’Afrique, encore trop considérés comme un marché pour les livres produits dans les anciens pays colonisateurs, au lieu que l’on encourage le développement d’une édition locale autonome. Il existe cependant des initiatives en ce sens, comme la Caravane du livre mise en place par l’Association internationale des libraires francophones, ou des projets de coédition.

[^2]: Nouveau Monde éditions, 413 p., 49 euros.

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