Une soif de réflexions critiques

Malgré une économie précaire, les éditeurs indépendants de sciences sociales se sont multipliés ces dernières années. Ils notent une certaine fidélisation du public.

Olivier Doubre  • 12 mars 2009 abonné·es

Les Prairies ordinaires, Amsterdam, La Fabrique, Lignes, Agone, Libertalia, L’Échappée, Syllepse, La Dispute, Raisons d’agir, etc. Qu’ont en commun ces maisons d’éditions ? Toutes de taille modeste, elles sont indépendantes des grands groupes, tels qu’Hachette ou Editis, se concentrent sur la publication d’essais de sciences humaines et font des choix éditoriaux qui allient la rigueur à un engagement politique et critique.

Souvent de création assez récente – l’une des plus anciennes, La Fabrique, fondée et dirigée par Éric Hazan, vient de fêter ses 10 ans [^2]](4760) –, ces petites maisons se sont multipliées. Ce fait marquant dans le paysage éditorial hexagonal s’explique sans doute par le désir croissant chez nombre de lecteurs de réflexions critiques sur l’état actuel du monde. C’est bien le constat que fait Rémy Toulouse, fondateur des Prairies ordinaires : « Nous sommes en quelque sorte des symptômes. Il y a dix ans, beaucoup des livres que nous publions, nous et d’autres maisons “sœurs”, ne se seraient certainement pas vendus. Non pas que nous atteignions des volumes énormes, mais je crois que, depuis quelques années, nous avons fidélisé un public, désireux de s’approprier de nouveaux outils théoriques, des savoirs critiques qui permettent de penser le monde dans lequel nous vivons… » En ce sens, éditer des travaux de sciences humaines est « une autre façon d’agir politiquement, différente du militantisme au sens classique du terme » , reconnaît lui aussi Alain Oriot, fondateur des éditions du Croquant, qui publient beaucoup de sociologie dite bourdieusienne. Il veut surtout rompre avec une logique toujours plus axée sur la rentabilité, qu’il a pu observer de près, ayant longtemps travaillé pour de grandes maisons d’édition : « Il ne faut pas généraliser, car elles publient aussi de bonnes choses, mais j’ai vu de plus en plus que la logique était d’abord de faire un produit et du chiffre. Certaines se désintéressaient même du contenu ; or, pour moi, l’idée reste de fournir une réflexion aux lecteurs, qui ensuite puisse aussi servir au mouvement social. »

Or cette indépendance, synonyme de liberté quant au choix des textes, a sans aucun doute un certain prix. Souvent, ces petits éditeurs passionnés et engagés travaillent dans une semi-indigence, sans se payer ou presque. Sébastien Raimondi, qui codirige avec le philosophe Michel Surya les Nouvelles Éditions Lignes, autrefois intégrées aux éditions Léo Scheer, ne cache pas sa fierté d’avoir acquis leur indépendance : « C’est génial d’avoir la liberté d’éditer les textes qui nous plaisent. En même temps, c’est très dur économiquement. » Il arrive pourtant que certains textes rencontrent un public assez large : ainsi, le petit pamphlet d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, qui s’est vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, a donné aux Nouvelles Éditions Lignes une bouffée d’air frais. « Ce succès est intervenu au moment où nous devenions complètement indépendants. Cela nous a beaucoup aidés. Et surtout, grâce au succès d’un tel ouvrage, on peut se permettre de publier d’autres textes très exigeants, dont on sait qu’ils ne seront pas rentables mais auxquels on tient énormément. Ce sont souvent les plus beaux ! » C’est sans doute la plus grande conquête pour ces éditeurs obstinés : réussir, en dépit des contraintes, à faire paraître les textes qui leur semblent importants, politiquement ou philosophiquement. Car, comme le reconnaît Alain Oriot, « il faut être un peu fou et rêveur pour lancer une maison d’édition… ».

[^2]: [ Cf. l’entretien avec Éric Hazan à cette occasion, dans le n° 1024 de Politis.

Publié dans le dossier
Choisir un livre : Un acte politique
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