Contre l’échange inégal

Jean-Marie Harribey  • 2 avril 2009 abonné·es

Parmi les sujets de controverse qui fleurissent à la faveur de la crise, il y a celui qui oppose le libre-échange des marchandises au protectionnisme. Les libéraux s’obstinent à dire que le protectionnisme a été la cause du désastre des années 1930, alors qu’il en a été la conséquence, et ils continuent d’ignorer que la plupart des décollages économiques se sont réalisés à l’abri de la concurrence étrangère. Les protectionnistes, quant à eux, opèrent aujourd’hui un retournement de l’histoire du capitalisme néolibéral en imputant l’appauvrissement relatif des travailleurs des pays riches à l’émergence des pays asiatiques ou bien à l’entrée dans l’Union européenne des pays de l’Est. Or, le capitalisme est sorti de sa crise de rentabilité des années 1960-1970 en brisant le parallélisme salaires/productivité et en favorisant la montée du chômage de masse bien avant que n’entrent en scène les pays émergents. La profondeur de la crise actuelle renvoie à ces contradictions sociales dont la finance croyait faire son miel.

La thèse néoprotectionniste est fondée sur l’idée que, parce que certains pays à bas salaires ont réussi, souvent par le biais de multinationales qui en profitent, à s’immiscer sur le marché mondial, voire à y occuper une place prépondérante, comme la Chine, ils seraient la cause principale des délocalisations et du chômage persistant dans les vieux pays industriels. Pour le dire trivialement, les pays à bas salaires « prendraient nos emplois ». Il est vrai que la plus grande partie des produits textiles, appareils ménagers et informatiques, bientôt des automobiles et même certains services consommés en Occident proviennent des pays émergents. Mais cette vision des choses est partiale. Lorsque nous exportons 100 euros d’Airbus contre 100 euros d’écrans plats, la quantité de travail contenue n’est pas la même dans chacun de ces produits. Les pays riches échangent peu de travail contre beaucoup de travail venant des pays pauvres, la différence de qualification et de productivité étant loin d’expliquer la différence de salaire.

Autrement dit, à commerce extérieur équilibré , plus les pays du Nord « perdent des emplois » (dans le sens où, s’ils avaient fabriqué les produits qu’ils importent au lieu de ceux qu’ils exportent, le nombre d’emplois serait plus élevé), plus leurs termes de l’échange s’améliorent, c’est-à-dire plus l’échange devient inégal à leur avantage. Les pays exportateurs du Sud, et a fortiori leurs travailleurs surexploités, ne sont pas responsables de la façon dont les pays de l’OCDE organisent délibérément, compte tenu de la productivité résultant des techniques utilisées, la répartition du volume d’emplois de telle sorte qu’il y ait parmi eux des dizaines de millions de chômeurs et qu’on en tire prétexte pour baisser les salaires les plus faibles ou flexibiliser davantage le « marché du travail ».

En 1969, à la fin de l’ère coloniale, où montait le tiers-mondisme, l’économiste Arghiri Emmanuel avait décortiqué le mécanisme de l’échange inégal. Certes, il s’était trompé en pensant que jamais aucun pays du tiers monde ne réussirait à s’extraire de la spécialisation en produits primaires et donc du sous-développement. Mais sa thèse principale était exacte : la circulation des capitaux entraîne la fixation de prix mondiaux, qui traduisent une inégalité des quantités de travail échangées, au détriment des pays à bas salaires.
Dès lors, comment dépasser le dilemme libre-échange/protectionnisme ? En freinant la circulation des capitaux et en stoppant les politiques néolibérales, qui sont les véritables responsables de la situation de l’emploi en Europe. En particulier, la réduction du temps de travail pour répartir les emplois disponibles est cruciale. Pour des raisons internes à nos pays croulant sous le chômage et la précarité. Et pour des raisons de solidarité internationale : moduler le temps de travail en réduisant les inégalités internes de revenus permet d’éviter le recours à des solutions unilatérales et de sombrer dans un nationalisme économique. Il faut protéger nos systèmes sociaux, mais par des accords de coopération, car le protectionnisme risque de rester prisonnier du même modèle que le libre-échange : la concurrence.

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