Printemps social

Denis Sieffert  • 30 avril 2009 abonné·es

Ainsi donc, le 1er mai sera « unitaire ». Ce sera bel et bien la première fois depuis le grand schisme syndical de 1947 que les dirigeants de la CGT, de FO et de la CFDT, héritière défroquée de la CFTC, battront le pavé en cadence. Les petits derniers de Solidaires, les enseignants de la FSU et les fonctionnaires de l’Unsa seront à leurs côtés. Fallait-il que la pression de la « base » soit forte pour produire un tel effet ? Que nous soyons arrivés à ce point extrême où les directions syndicales ne peuvent même plus faire valoir leurs différences pour marcher chacune sur leur boulevard est un signe politique qui ne trompe pas. La tension dans le pays est extrême. Et la peur dans les classes dirigeantes, palpable. Mais, en même temps, un autre processus est déjà à l’œuvre. Une autre peur, qui n’est pas celle du mouvement social face aux plans gouvernementaux, mais l’angoisse contagieuse qui fait craindre aux petites gens que la révolte ne soit, pour eux et pour leurs biens, plus redoutable que ses causes. Ce spectre par lequel, in extremis , les patrons du CAC 40 tirent par la manche une partie des classes moyennes. Comme si les uns et les autres avaient en définitive partie liée. Du classique. Les contre-feux sont déjà en place. Et certains journalistes ne sont pas les moins actifs dans le déroulement de cette stratégie. Depuis deux semaines, il n’y a plus une interview d’un syndicaliste, ou d’un responsable politique de gauche, ou supposé tel, qui ne commence par cette objurgation en forme d’interrogation : « Et vous, vous désavouez ces violences ? » On l’aura compris, la violence dont il s’agit, c’est toujours la violence vulgaire de l’ouvrier. Le bris de matériel. La séquestration. La liasse de papier jetée au sol.

Ce pays a une expérience si consommée de l’insurrection que désormais le contre-feu précède l’incendie. Même Martine Aubry (dans le JDD ) a eu droit à la fameuse question préalable destinée à mettre la révolte hors-la-loi. Comme on l’imagine, la première secrétaire du Parti socialiste a aisément franchi l’obstacle. Elle n’a pas raté la bonne réponse, celle qu’il convient de faire quand on est de gauche, et qui est à peu près celle-ci : « Non, je ne peux approuver pareille violence, mais je la comprends. » Seul le délégué syndical CGT de Continental a bravé courageusement l’interdit en plein « 20 heures » sur France 2, renvoyant David Pujadas dans ses dix-huit mètres par un effronté : « Vous plaisantez, j’espère ! » Et il a eu raison, car cette question-piège est tout simplement indécente en regard des conséquences de la violence sociale qui est faite à ces femmes et à ces hommes jetés à la rue pour mieux valoriser les dividendes de quelques actionnaires. À propos, on est curieux de savoir ce que voteront les députés de gauche quand viendra à l’ordre du jour de l’Assemblée la proposition de loi déposée par Marie-George Buffet, soutenue par le Parti de gauche, visant à l’interdiction de ce qu’on appelle les licenciements boursiers. Ce sera le 28 mai. À cette date, il est vrai, le printemps social aura livré une partie de son message. Et ce 1er mai, unitaire, donc, aura connu le succès que l’on imagine. On peut attendre raisonnablement plus de trois millions de personnes, vendredi, dans la rue. Le troisième volet du triptyque syndical, après le 29 janvier et le 19 mars, ne devrait pas être inférieur en audience aux deux précédents.

Mais après ? La question restera entière. Et les centrales syndicales seront vendredi soir face à leurs responsabilités. Car on ne voit pas le gouvernement proposer soudain un plan de relance à la consommation, soutenir significativement les bas salaires, brider les hauts revenus. Dépositaire d’intérêts catégoriels irréductibles, il ne cédera que devant une mobilisation d’une autre ampleur, ou dans la dynamique d’une crise qui continue de se développer, comme en témoignent ces deux chiffres publiés lundi, et qui sont probablement en deçà de la vérité : 63 400 chômeurs de plus au mois de mars pour un total record de 2 millions et demi. On ne s’attend pas davantage à une remise en cause rapide des projets universitaires. Ceux que les étudiants qui nous ont prêté main-forte pour la réalisation de ce numéro analysent avec tant de pertinence dans notre dossier. C’est qu’il y a entre la crise financière, la cascade des plans de licenciements qui accablent le monde du salariat, les lois du couple Pécresse-Darcos, et celle de Mme Bachelot dans les hôpitaux, une terrible cohérence. Une même logique est à l’œuvre, celle qui privilégie les intérêts de quelques-uns sur ceux de la collectivité.

La politique qui consiste à transformer l’université et l’hôpital en entreprises – car c’est bien de cela qu’il s’agit – est la même que celle des banquiers, des traders et des gros actionnaires. N’en doutons pas : l’objectif est que certains tirent un jour un profit financier du succès de quelques universités d’élite, ouvertes à une minorité. C’est le repli des dépenses publiques. La poursuite du transfert du travail vers le capital. La machine que l’on tente d’installer tant dans le domaine de l’enseignement que dans celui de la santé vise à intégrer au système néolibéral des secteurs d’activité qui lui échappent encore en partie. Mais ce trop de cohérence est aussi la faiblesse de Nicolas Sarkozy. La multitude des fronts, leur convergence en terrain découvert, est aussi un redoutable facteur de mobilisation. Alors 1788 ? Avril 1968 ? Mai 1936 ? Laissons les références aux prophètes. L’histoire ne manque jamais d’imagination.

Retrouvez l’édito en vidéo , présenté par Denis Sieffert.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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