Tchernobyl : le verrou sautera-t-il ?

La vérité sanitaire sur la catastrophe va peut-être bientôt officiellement éclater, malgré vingt-trois ans d’obstruction de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), estime ci-dessous Alison Katz*.

Alison Katz  • 16 avril 2009 abonné·es
Tchernobyl : le verrou sautera-t-il ?
© * Membre du Centre Europe-Tiers monde (Cetim, Genève), du People’s Health Movement et de IndependentWHO, elle a été fonctionnaire internationale à l’OMS pendant dix-huit ans.

Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) à Lyon vient d’engager un programme de recherche sur la santé à Tchernobyl (Arch) : il s’agit vraisemblablement, en vingt-trois ans, de la première évaluation sérieuse entreprise par une agence onusienne sur les conséquences sanitaires de l’accident industriel le plus grave de l’histoire et de la plus forte exposition humaine aux rayonnements ionisants, hors bombardements atomiques du Japon en 1945. La vérité sanitaire officielle est peut-être enfin en gestation…

En effet, le Circ est une institution incluse dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ce qui est loin d’être anecdotique : près d’un quart de siècle après l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl, le 26 avril 1986, l’OMS persiste à endosser les statistiques absurdes de quelque 50 morts et 4 000 cancers de la thyroïde. En dépit de montagnes de données émanant de sources indépendantes, qui comptabilisent des centaines de milliers de morts prématurées. Les cancers autres que thyroïdiens, ainsi que maintes autres sérieuses affections non cancéreuses, sont aussi passés sous silence – tout comme les dégâts au génome humain, d’une importance critique. Pour ajouter l’injure à l’insulte, une nouvelle maladie a été inventée pour délégitimer les inquiétudes des populations affectées par leur exposition aux rayonnements ionisants. Elle s’appelle « la radiophobie ».

La source des chiffres ressassés par l’OMS ? L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), auquel l’OMS est liée par un accord exorbitant de 1959, qui lui enlève toute liberté de mener des recherches sur les accidents et incidents nucléaires, et d’en divulguer les résultats. Le mandat de l’AIEA, autre agence onusienne qui rend compte au Conseil de sécurité, est de promouvoir l’utilisation pacifique de l’atome sur la planète. Un vulgaire lobby industriel, donc, qui n’a moralement aucune place légitime au sein de l’ONU. Il est bien sûr dépourvu de quelconques mandats ou compétences en matière de santé publique, ce qui ne l’empêche pas de se trouver juge et partie dans l’évaluation des conséquences de ses activités en la matière. Sous pression du lobby nucléaire, l’OMS a ainsi participé activement à la dissimulation des conséquences sanitaires et environnementales de toute activité nucléaire, civile ou militaire, depuis les attaques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945.
Si l’OMS, dans le respect de son mandat, avait mené des études scientifiques sérieuses, on peut raisonnablement penser que l’utilisation de l’atome aurait été rejetée comme suicidaire.

Il peut être mis fin à cet accord déshonorant à n’importe quel moment par l’une ou l’autre partie. Par une simple décision de l’Assemblée mondiale de la santé dans le cas de l’OMS, qui a néanmoins choisi de l’honorer plutôt que de venir en assistance – sur la base de données fiables – aux victimes encore en vie qui souffrent de maladies multiples et souvent très graves.
En protestation contre ce conflit d’intérêt outrageant, cela fait deux ans que l’association IndependentWHO (« Pour une OMS indépendante ») [^2]. Plus de 200 personnes y ont déjà participé, en majorité des Français qui associent sans doute les énormes mensonges de l’OMS à celui que leur a servi leur gouvernement en 1986
– l’arrêt « miraculeux » du nuage radioactif à la frontière française.
L’OMS pourrait même être accusée de non-assistance aux populations en danger, de crime d’indifférence et de crime transgénérationnel. En effet, IndependentWHO a mis à la disposition de Margaret Chan, directrice générale de l’OMS, ainsi que de quatorze hauts responsables de l’organisation, la collection la plus complète et la plus à jour des preuves scientifiques des conséquences sanitaires et environnementales de la catastrophe [^3], les informant que lors d’un procès ultérieur, ils ne pourront en aucun cas affirmer « qu’ils ne savaient pas » [^4]. La dissimulation des impacts de Tchernobyl représente aussi une violation des droits humains et IndependentWHO collabore à ce titre avec des rapporteurs spéciaux du Conseil des droits humains de l’ONU, à Genève, afin d’exposer ces crimes.

Une autre raison de croire que les choses peuvent bouger : les militants des causes environnementales et des scientifiques indépendants ont enfin réussi à convaincre nos chefs d’État que les émissions de gaz à effet de serre représentent une réelle menace pour la vie sur terre, malgré l’obstruction de lobbies industriels armés des « preuves » d’une pseudoscience qu’ils exploitent à leur profit. De loin la plus importante parmi les leçons à tirer de cette reconnaissance tardive : quel que soit le problème que nous affrontons, qu’il soit sanitaire ou environnemental, le monde ne peut pas se permettre de faire confiance à la science promue par les conglomérats économiques et les lobbies industriels.
Dans le domaine de l’irradiation et la santé, la lutte pour la science indépendante représente un défi très particulier. En effet, elle implique une confrontation avec les puissances nucléaires dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, ces mêmes nations qui ont la main sur les Nations unies, y compris l’AIEA et l’OMS.
Ce verrou est-il en passe de sauter, avec l’étude du Circ ? Des éléments permettent d’y croire : soutenue par la Commission européenne, elle compte parmi les quatre membres de son secrétariat une personnalité clé, Keith Baverstock, éminent radiobiologiste qui a occupé de 1991 à 2003 un poste de direction à l’OMS, qu’il a quitté en protestant de l’impossibilité de mener des recherches indépendantes dans une organisation sous influence de l’AIEA.

Si l’équipe du projet Arch réussit à travailler sans ingérence, il y a enfin une chance que la vérité sur Tchernobyl éclate à Lyon. Premier rendez-vous dans dix-huit mois, quand elle présentera son programme stratégique de recherches. Il sera très intéressant d’analyser les réactions de l’OMS et de l’AIEA à ces conclusions : comme nous le soupçonnons, elles vont très semblablement contredire une bonne partie de ce que ces agences ont affirmé pendant deux décennies.
Une vigilance extrême sera donc requise pour s’assurer que le lobby nucléaire ne s’ingère pas dans le travail d’Arch, ni dans une large divulgation publique des résultats. Il n’a jamais été plus urgent de dénoncer la pseudoscience et la propagande du lobby nucléaire, qui n’a pas perdu un instant pour se présenter comme la solution propre, bon marché et efficace au réchauffement climatique et à la pénurie des énergies fossiles.

[^2]: Collectif de huit associations : Contratom (Genève), Criirad, Sortir du Nucléaire, IPPNW (Suisse), SdN Loire et Vilaine, Les Enfants de Tchernobyl Belarus, Brut de béton productions et le People’s Health Movement (PHM) maintient une vigie permanente devant le siège de l’OMS à Genève (entre 8 h et 18 h, chaque jour ouvrable

[^3]: Chernobyl : Effects of The Catastrophe on Humans and Nature, A. Yablokov, V. Nesterenko, and A. Nesterenko. En russe : Naouka, Saint-Pétersbourg, 2007. En anglais : à paraître, New York Academy of Sciences, 2009.

[^4]: L’arrogance du lobby nucléaire s’est notamment illustrée par l’absence de réaction à notre article dans le Monde diplomatique (mars 2008) sur les mensonges de l’OMS, telle l’absence de publication des actes de conférences internationales majeures sur les conséquences sanitaires de Tchernobyl.

Écologie
Temps de lecture : 6 minutes