« Un nouvel art de gouverner par la traçabilité »

Le 4 avril, les **Big Brother Awards France** (BBA) décernent leurs trophées sanctionnant les pires atteintes à la vie privée et aux libertés dans l’Hexagone. Armand Mattelard*, président du jury 2009, nous livre ses commentaires avant la cérémonie.

Christine Tréguier  • 3 avril 2009 abonné·es
« Un nouvel art de gouverner par la traçabilité »
© *Armand Matelart est enseignant en Sciences de l'information et de la communication à Paris VIII et auteur de La globalisation de la surveillance, éditions la Découverte, 2008.

Quels sont pour vous les candidats aux BBA 2009 les plus emblématiques ?
Armand Mattelard / Pour moi, les plus emblématiques sont tous ceux qui illustrent la montée en puissance du resserrement des fichiers. Par exemple le fichier RIM-Psy (Recueil d’information médicalisé pour la psychiatrie) du ministère de la Santé. Ce dispositif généralise le fichier nominatif qui recense les personnes ayant eu affaire à une structure de psychiatrie et risque de devenir un outil de contrôle rêvé pour un Etat engagé dans un traitement répressif de la santé mentale. On peut aussi distinguer le projet de  » Base élèves  » de l’Education nationale ou le projet Edvige du ministère de l’Intérieur. Ces trois cas ont engendré l’essor d’une résistance soit à partir du personnel de ces institutions, soit à travers une mobilisation de multiples associations, comme cela a été le cas de la contestation du fichier Edvige. Je retiendrais aussi les projets de recherche de facture scientifique comme le projet européen Humabio. Un projet de biométrie dite multimodale qui présente comme une liberté le fait d’utiliser des techniques d’identification basées sur le comportement (comme la démarche) alors que cela devrait avoir pour débouché de pouvoir identifier une personne à son insu.

Le jury des BBA 2009 a nominé le futur répertoire RNCPS et la politique de lutte contre la fraude menée par ce gouvernement. N’est-on pas là en plein dans la « dataveillance » ?
C’est même le paradigme de la dataveillance, de la surveillance par les données personnelles. Ce futur répertoire national commun de la protection sociale que vous évoquez nous ramène au projet Safari d’interconnexion massive des fichiers à partir de l’identifiant des personnes physiques (n°Insee). C’est précisément contre les pièges liberticides de ce type d’initiative qu’a été mis en place en 1978 un garde-fou comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et a été votée la loi « Informatique et libertés ». Les arguments pour naturaliser cette interconnexion globale entre les différents acteurs de la lutte contre la fraude par les fichiers sont récurrents : fiabilité, productivité, efficience, un « meilleur service pour les assurés ». La lutte contre la fraude est une promesse électorale du président Sarkozy aux « Français qui travaillent ». La cible qui sert d’alibi pour le croisement des systèmes informatiques des régimes sociaux avec d’autres systèmes est donc ceux qui sont en marge de cette catégorie. Vu à travers le prisme de la lutte contre la fraude à la sécurité sociale, les pauvres deviennent à leur insu le banc d’essai d’un dispositif de dataveillance qui dépasse ce champ de la protection sociale. Il laisse entrevoir les possibilités infinies d’exploitation des données personnelles hors de l’assentiment des personnes fichées. Et cette logique du croisement est aussi à l’œuvre dans d’autres secteurs des services de l’Etat, comme la santé.

Le 4 avril vous honorez un « zélateur anonyme ». Pourquoi ?
Parce que se multiplient les mouchards, ceux qui font du zèle en appliquant l’évangile sécuritaire dans leur domaine. La multiplication des cas de « délation », puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, est sans doute une des tendances nouvelles que le jury a observé par rapport à celui de l’année passée. Cette tendance qui cherche à embrigader les professions liées au service ou travail social dans la traque aux « illégaux » est à l’œuvre dans tous les secteurs. De l’éducation à la sécurité sociale en passant par la santé. Elle affecte plus particulièrement les sans-papiers et ceux qui leur sont solidaires.

Que pensez-vous de cette tendance à ficher tout le monde, les délinquants, contestataires, mais aussi les patients, bénéficiaires d’allocations sociales, voire les enfants ?
Nous sommes entrés dans un nouvel art de gouverner par la traçabilité. RFID, biométrie, vidéosurveillance, géolocalisation, drones, etc. : la dynamique de l’innovation dans le domaine des technologies intrusives appliquées aux individus comme aux collectifs va dans ce sens. Sur cette logique de fond se greffe la notion de « dangerosité ». Une notion extrêmement élastique qui, depuis la fin du XIXe siècle, sert à traiter les déviances. Les contrôler fait partie de la stratégie prévisionnelle face aux risques. Prévoir les comportements futurs de l’enfant dès la maternelle, et même avant, est un exemple qui nous touche tous. Mais il en a d’autres. En toile de fond de cette vision du monde plombée par le manichéisme normal/ anormal, il y a la question de la gestion génétique des populations.

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