Des individus « par défaut »

Robert Castel  • 7 mai 2009 abonné·es

Il faut oser poser cette question, qui n’implique évidemment aucun mépris à l’égard de ces personnes : un chômeur de longue durée, un allocataire du RMI, un jeune qui galère – comme autrefois un vagabond dans la société préindustrielle ou un prolétaire des débuts de l’industrialisation, mais c’était avant l’invention de la propriété sociale – sont-ils reconnus et traités comme des individus à part entière ? La réponse est non. Ils sont certes des individus en tant qu’ils ont des affects, des désirs, des peurs et des envies, qu’ils éprouvent des plaisirs et des peines comme tout un chacun. Mais il leur manque les ressources pour pouvoir conduire leurs projets et être maîtres de leurs choix. Ils vivent souvent au jour le jour dans la dépendance du besoin ou de la bienveillance d’autrui, ou dans la dépendance des secours publics, qui leur accorderont sans doute une aide mais en leur faisant bien sentir qu’ils n’appartiennent pas au régime commun. Ils payent durement le fait d’être incapables de se tirer d’affaire par eux-mêmes.

La campagne actuelle qui stigmatise les assistés, accusés de vivre aux crochets de la France qui se lève tôt, et même les chômeurs, accusés de l’être d’une manière « volontaire », nous rappelle que la séculaire condamnation des « mauvais pauvres » est toujours vivante et que l’on blâme facilement les victimes. Vivre ces situations représente une manière tellement problématique d’être un individu qu’elle est à mille lieues de la conception dominante de l’individu libre et responsable que l’on célèbre dans la lignée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La dynamique de l’individuation porte ainsi des effets contrastés. Elle maximise les chances des uns et en invalide d’autres. À la limite, elle tend à cliver deux profils d’individus, les uns nantis de toutes les ressources, et ceux auxquels manquent les moyens de réaliser leurs aspirations sociales.

Bien entendu, il s’agit là de deux positions extrêmes dans un spectre qui n’exclut pas une foule de situations intermédiaires. Mais le point sur lequel il faut insister, c’est que, même si spectre il y a, on n’est plus dans le cadre du continuum des positions de la société salariale, qui […] permettait de faire tenir ensemble des inégalités, même très accusées, et de fortes protections pour tous. La caractéristique la plus spécifique de la conjoncture actuelle n’est pas que les inégalités s’aggravent, bien qu’elles s’aggravent effectivement […]. Mais, plus profond que le creusement des inégalités, il faut souligner le fait que l’on assiste à une transformation du régime des protections lui-même, qui fait que les « individus par défaut » sont renvoyés vers des formes inférieures de protections. Ils sont ainsi dévalués non seulement parce qu’ils ne sont pas intégrés dans le régime de l’emploi (et de ce fait ils ne sont pas protégés par le système assurantiel fondé sur le travail), mais aussi à travers les dispositifs montés pour pallier les carences de l’emploi et l’absence de protections construites à partir du travail.

  • Auteur de la Montée des incertitudes, Seuil, 2009.

Publié dans le dossier
Le temps de la colère
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