Domaine de la lutte

Un collectif marseillais a lancé le Portail des luttes, qui permet de venir en aide à des salariés en grève. D’un clic, l’internaute sensibilisé à leur cause peut leur donner un coup de pouce financier.

Christine Tréguier  • 21 mai 2009 abonné·es
Domaine de la lutte

Imaginez un site Internet qui, département par département, recense les luttes en cours. Les plus médiatiques, comme les Conti ou les Kléber, mais aussi les obscures, celles dont on parle tout juste dans la presse régionale, toutes ces petites et moyennes entreprises qui subissent les effets de la crise et de la sacro-sainte rentabilité. Une sorte de cartographie des conflits et des injustices sociales. Un portail où l’on pourrait se tenir informé de l’évolution des situations et, d’un clic, donner directement à ceux à qui on a envie de venir en aide.

L’idée peut sembler évidente. Internet regorge de sites incitant à effectuer des dons pour des associations caritatives ou des causes humanitaires. Depuis deux ans, les moteurs de recherche et les sites de vente « solidaires » se sont multipliés. Le trafic génère des revenus publicitaires dont une part (50 % ou plus) est reversée à des associations. L’internaute ne débourse rien, et il peut choisir la cause à laquelle ses clics profiteront. Mais personne n’avait encore songé à utiliser le Net pour soutenir financièrement la grève ou la lutte de son choix.

« L’idée nous est venue à la suite d’une grève des caissières de Carrefour, raconte Veve Guinot, membre du Calme-CLT (Collectif pour une alternative au libéralisme-Marseille Est). Nous sommes allés les soutenir et nous avons organisé une collecte. En une heure, sur place, nous avons récolté mille six cents euros. On s’est dit qu’il y avait une vraie solidarité, et que ce serait formidable de pouvoir ­étendre ça pour que les personnes en lutte en profitent. » Le projet commence à prendre forme. Après une rapide étude de faisabilité technique, ce collectif antilibéral adepte des actions concrètes se lance, bien décidé à faire exister son Portail des luttes.
L’objectif est ambitieux. Le site doit pouvoir fédérer toutes les causes : les grèves, les menaces de licenciements, les délocalisations, mais aussi les coordinations de professionnels, les collectifs citoyens, les actions contre les expulsions, pour l’emploi, pour les salaires, pour l’écologie, etc. Cet altruisme ne va pas sans susciter quelques réticences. Les interlocuteurs contactés se méfient de toute récupération politique. Le projet ne doit pas non plus apparaître comme étant sous la bannière d’un syndicat, qui ferait fuir les autres. Les syndicats eux-mêmes sont sceptiques et redoutent qu’on marche sur leurs plates-bandes. Finalement, les dix-sept membres du collectif optent pour la création d’une association qui sera le seul maître d’œuvre. Ils n’appartiennent à aucun parti et misent sur cette neutralité pour convaincre. Il leur faudra néanmoins un an et demi pour monter le projet. Première étape : trouver un banquier qui joue le jeu. Les banques alternatives, peu familières des systèmes de micropaiement, ne suivent pas. Seul le Crédit mutuel de Marseille est intéressé, mais les tractations avec la direction nationale seront longues. « Un vrai parcours du combattant » , raconte Veve Guinot.

La seconde étape est juridique. Tout doit être parfaitement encadré et transparent. Un avocat aide le collectif à mettre au point le contrat qui sera signé avec chaque postulant aux dons. Il rédige également une charte pour que, lorsqu’un conflit touche à sa fin, les sommes perçues puissent être rétrocédées à un autre destinataire.

Dernière étape, et non la moindre, il faut convaincre les syndicats de faire circuler l’information dans leurs réseaux. « Au départ, ils ne voyaient pas ce qu’on voulait faire. Ils pensaient que ça ferait concurrence aux caisses de grève, explique Veve Guinot. On a dû être patient, contacter les sections locales, les confédérations. Tout expliquer, car la culture Internet n’est pas toujours très répandue. Mais l’idée a fini par faire son chemin. »

La CGT a été la première à embrayer et à relayer l’existence du Portail des luttes. SUD a promis de faire passer le message au niveau national.
Le Portail des luttes est en ligne depuis trois semaines. Pour s’y inscrire, il suffit d’ouvrir un compte sur le site, de mettre en ligne une présentation du conflit ou de la cause défendue, et d’indiquer les coordonnées d’un compte bancaire. Après vérification des informations, le site en lutte prendra sa place dans le Panorama des luttes. « Nous offrons l’outil, précise Veve Guinot, mais c’est aux gens de s’en servir, de se présenter, d’actualiser leurs informations, et aux internautes de choisir qui ils ont envie de soutenir. » Les dons peuvent être effectués en ligne ou par chèque. Dès que le montant atteint 50 euros, la somme est versée par la banque à son destinataire, après déduction des frais bancaires et de quelques centimes pour le site. Et tous les comptes sont publics.

Le portail ne compte encore que trois inscrits, mais ça fonctionne. Les employés de Cami-GMC, une usine de peinture d’Aubagne menacée de perdre 26 emplois en raison d’un plan de restructuration, ont été les premiers bénéficiaires de cette générosité anonyme. Les 215 euros déjà tombés du Net leur ont « remonté le moral » . Autre potentiel récipiendaire, la Table de Cana, une entreprise de réinsertion par la restauration. Le personnel, en grève pour soutenir une collègue licenciée, dénonce les plannings aléatoires et le manque de respect de la direction. Les derniers arrivants en date sont les facteurs du Jas-de-Bouffan (Aix-en-Provence), en grève depuis le 22 avril contre des suppressions de tournées entraînant une surcharge de travail.

Le collectif Calme-CLT espère maintenant voir arriver quelques grosses entreprises, qui serviront de locomotive pour faire connaître le site. Exemple dans la région, les Chantiers de réparation navale de l’UNM (Union Naval Marseille), mis en liquidation judiciaire en mars. Contact a également été pris avec les Désobéisseurs de l’Éducation nationale, pénalisés dans leur contestation par des retraits de salaire. Et les militants marseillais croient plus que jamais à leur projet : *« Le Portail des luttes doit servir à tout le monde et contribuer à la convergence des luttes. C’est un outil subversif : si les grévistes ne sont pas pris à la gorge, les patrons négocieront plus vite. »
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