Héros du jour

Premier volet du journal de Cannes de Christophe Kantcheff – à lire en version longue sur son blog. Cette semaine, Audiard, Guédiguian,
To et Pereda.

Christophe Kantcheff  • 21 mai 2009 abonné·es
Héros du jour

Dimanche 17 mai

« Un prophète » de Jacques Audiard ; « l’Armée du crime » de Robert Guédiguian

En scénariste hors pair, Jacques Audiard aime à tracer le parcours de personnages qui ne sont plus, à la fin du film, ce qu’ils étaient au début. Un prophète (en compétition) met en scène Malik (Tahar Rahim), qui entre en prison alors qu’il vient de nulle part, et qui en ressortira, quelques années plus tard, avec «  une histoire » et « une identité dans sa communauté » , pour reprendre les mots du cinéaste. Mais, en réalisateur hors pair qu’il est aussi devenu, Jacques Audiard ne se répète pas, invente un nouveau film, renouvelle sa manière. Il instille avec brio des scènes fantasmatiques au sein d’un réalisme intègre. Le cinéaste revendique d’avoir réalisé un film de genre. Si les Américains y excellent, il n’a ici rien à leur envier.
Dans l’environnement de tension permanente et d’affrontements de clans qu’est la prison, Un prophète décrit comment Malik va conquérir son autonomie et même y établir son pouvoir, alors qu’il a été contraint, pour survivre, de se mettre sous la protection du parrain corse de la prison, César, interprété par un très convaincant Niels Arestrup.
Le film est riche en thématiques, notamment sur la question des relations dominants-dominés. Mais ce qui m’a passionné le plus, c’est la manière dont le cinéaste construit son personnage en héros. Alors que ses actes relèvent de la pure violence, c’est par son intelligence instinctive et raisonnée, son courage, son endurance, c’est-à-dire par des valeurs positives, que Malik va changer peu à peu les rapports de force en sa faveur. En outre, le cynisme lui est étranger, il a une conscience, et est continûment en proie à un sentiment de culpabilité à cause d’un meurtre qu’il a dû commettre peu après son incarcération. Bref, et même si je n’aime pas ce mot, il y a une grande puissance « humaniste » chez ce personnage, qui n’a eu que la malchance de se trouver dès le départ du mauvais côté. Car ce n’est pas par soif de pouvoir que Malik renverse sa situation, mais par soif de liberté, nécessité de se ­désaliéner. Autant dire qu’il pourrait (presque) être montré en exemple.

L’héroïsation est aussi un motif travaillé par Robert Guédiguian dans l’Armée du crime (hors compétition), de même que le recours obligé à la violence, mais dans un tout autre contexte. On le sait, l’Armée du crime, inspiré de l’Affiche rouge, évoque les actes de résistance commis par le groupe Manouchian des FTP-MOI (MOI, pour « Main-d’œuvre immigrée ») et son arrestation par la police française, groupe composé d’un Arménien, de Juifs d’Europe centrale, de républicains espagnols, d’Italiens antifascistes, tous très jeunes.

Pas facile de faire un film à la hauteur d’un si grand sujet. Si Robert Guédiguian y parvient, c’est précisément parce qu’il ne le traite pas comme un objet patrimonial et solennel. Tout en refusant les analogies explicites et les raccourcis faciles, et en respectant scrupuleusement le sens de l’histoire et les spécificités de la période de l’Occupation, le cinéaste montre ses personnages – Missak Manouchian (Simon Abkarian) et sa femme (Virginie Ledoyen), Thomas Elek (Grégoire Leprince-Ringuet), Marcel Rayman (Robinson Stévenin) et tous les autres – avec une familiarité qui nous les rend proches. On les voit chez eux avec leurs parents, dans le quartier de Paris où ils vivent, on éprouve en même temps qu’eux leur indignation, leur colère face aux discriminations et aux crimes perpétrés par les occupants et leurs complices français, et l’inéluctabilité de leur engagement dans la lutte armée. Bref, le temps du film, le spectateur entre en résonance avec l’énergie passionnée de justice fraternelle des personnages, par la grâce d’un cinéaste qui n’aime rien tant que la fluidité et le sentiment d’évidence.

L’Armée du crime a la beauté juvénile des révolutionnaires internationalistes, des idéalistes actifs, de ceux qui croient en un avenir possible et qui se lèvent pour qu’il advienne. « À la vie, à la mort ! » , disait déjà le titre d’un des films de Robert Guédiguian. L’Armée du crime dégage effectivement quelque chose qui relève d’une nécessité vitale.

Lundi 18 mai

« Vengeance » de Johnnie To ; « Perpetuum mobile »
de Nicolas Pereda

Au tour de Johnnie To d’entrer dans la danse. Exposition médiatique maximale avec la présence au générique du contribuable suisse Hallyday Johnny. Rien à ajouter sur la force de vente people du personnage. Il n’y avait d’ailleurs rien à en dire, c’est pourquoi articles et reportages se sont multipliés. Mais Johnny Hallyday, le comédien ? Dans Vengeance , Hallyday ressemble à Charles Bronson : même totale absence d’expression, même rigueur dans la teinture des cheveux. Les yeux sont bleus vitreux, le regard ne laisse rien passer. Bref, l’ascèse parfaite, non pas bressonienne, mais bronsonienne. Le personnage de Johnny Hallyday est aussi de la même trempe que celui du Justicier dans la ville (grand succès de l’acteur américain) : obsédé par la vengeance. Celle, en l’occurrence, du meurtre de la famille de sa fille (mari et enfants), installée à Hong-Kong.

Vengeance est un polar classique, beau plastiquement, et dont la mise en scène est très soignée. Si le personnage joué par notre chanteur exporté ne m’a pas beaucoup touché, en revanche, le trio de mercenaires qui l’accompagne – un gros, un jeune, un chef entre deux âges – est attachant, parce que distancié (puisque agissant sur contrats) mais finalement d’une fidélité non feinte.

L’Acid propose à nouveau une œuvre remarquable : Perpetuum mobile de Nicolas Pereda, un Mexicain de 27 ans qui vit à Toronto. C’est son troisième long-métrage. Une révélation. Perpetuum mobile est une fiction dont les personnages semblent sortis tout droit d’un documentaire tant ils sont impressionnants de vérité. L’acteur qui interprète Gabino (Gabino Rodriguez), le personnage principal, jeune déménageur glandeur qui habite dans un chiche appartement avec sa mère (Teresa Sanchez), joue dans tous les films de Nicolas Pereda. Ils étaient amis avant que le réalisateur ne lui fasse faire du cinéma. C’est un peu son Gérard Meylan (de Guédiguian) à lui.

La chronique sociale que dépeint Perpetuum mobile fuit le misérabilisme, qui écraserait tout sous le poids du destin. Même si l’horizon de ses personnages est dominé par la solitude, le manque de manifestations d’amour et la pauvreté, chaque sé­quence vibre d’une intensité de vie souterraine, clandestine, indirecte. Un exemple : l’ouverture du film. Une très vieille femme, qui se déplace péniblement avec un déambulateur, se met à chanter d’une voix qui saisit par sa légèreté. Nicolas Pereda montre ses personnages dans des moments de vacance et d’ennui, mais ne les englue pas dans le glauque ou la plainte. Ils ne désespèrent pas, ils attendent : un boulot, la visite toujours remise du grand frère… Une attente comme une métaphore, celle de l’espoir non dit de ce qui pourrait être un événement, mais dénuée d’illusions pour autant. Le cinéaste a le don de filmer ce que les silences entre les personnages portent de sens.

Pourquoi Perpetuum mobile donne-t-il à ce point la sensation de s’inscrire, sans en avoir l’air, dans une modernité cinématographique ? Sans doute parce qu’héritier non ostensible, mais pourtant bien réel, des formes du passé qui ont apporté un renouvellement (le néoréalisme, par exemple, n’est pas si loin), il ne les érige pas en credo ni ne les réduit à des procédés kitch. Sans doute ce film résonne-t-il aussi juste parce qu’il est le fruit d’un cinéaste dont la mémoire (même inconsciente) n’entrave pas l’instinct.

Culture
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