Le silence de l’amour

Le dessinateur Baudoin
et Neige se sont aimés
– et s’aiment encore ?
De leurs retrouvailles
au Mexique naît un album à quatre mains, sombre
et éclatant.

Marion Dumand  • 7 mai 2009 abonné·es

Il y a d’abord une femme, allongée, repliée en un rayon de lumière. Puis un homme, un homme debout, dont l’ombre dessine le dos, sur une ombre plus grande encore. Ils sont nus, et leurs visages dissimulés. Ce pourrait être le premier indice, mais il nous échappe. Viennent ensuite des éclats de Mexique : aucun n’a la légèreté de l’anecdote. Les paysages y sont trop grands, maelström de branches et de pierres. La jeune fille au jardin, trop loin derrière la grille. L’homme, trop petit face aux racines et aux lianes. Éparpillés au fil des pages, des vautours tournent au sommet, des chiens crient dans la plaine, des scorpions marchent au sol, tombent des murs. Voilà pour l’obscurité.

« Il est quatorze heures, la table sur laquelle j’ai mis ce carnet est ronde et en béton, de la céramique bleue est incrustée sur le dessus. Des insectes inconnus se promènent sur les pages blanches, un chat borgne fait sa toilette, deux chiens dorment au soleil. » Voilà pour la lumière.
De ces extrêmes naît une tension. Le stylo de Baudouin évoque « encore une fois un livre… pour dire quoi ? Le Chemin ? Mon Chemin ? Combien de fois vais-je encore dire mon chemin ? » . Jusqu’à ce précipice que trace peu à peu sa plume sèche, calligraphique ? Jusqu’aux mots qui le pointent, avec la grâce d’une comptine : « J’ai soixante-cinq ans/Neige en a trente/Il est profond le précipice/il est terriblement profond »  ? Peut-être.

C’est l’amour et la mort qu’ausculte Baudouin dans Amatlan , au pays des squelettes fous, surgissant au détour d’un champ, d’une rue, familiers et effrayants. L’amour, il le vit avec Neige, à travers leur histoire tissée en douze ans de rencontres, d’échappées belles et d’autres amours. La mort, elle est là-bas au Mexique, ou ici dans Amatlan , bien vivante : elle s’incruste dans les planches, avec la désinvolture d’une lady en frou-frou, avec l’aplomb du paysan coiffé d’un papillon. Vieillir, ce pourrait être l’apprivoiser. L’apprivoiser, ce pourrait être refuser la vieillesse. Celle que Baudoin regarde avec ses yeux de minot, chair molle pendue à son bras. Celle que Neige lui donne à affronter, refusant de se pendre à son bras pour une danse, une danse seulement, mais aux yeux de tous.

Aimer, cependant, est tout autant un mystère que mourir. Amatlan le dit, bellement, terriblement. Baudoin parle la langue des paysans et des dessinateurs, celle où on ne dit mot, on désigne du regard. Il parle cette langue muette, et celle, toute en mots, du questionnement, infini, solitaire. Parfois, il tente d’en faire un dialogue. Amatlan s’écrit alors à quatre mains. Les amants se racontent. Baudoin, le rêveur montagnard, celui qui a inspiré à Fred Vargas le commissaire Adamsberg, bref Baudoin aux semelles de vent croise un jour Neige dans un cercle de lumière. Neige fugue « les poings serrés dans les poches crevées » , Neige fuit les Hautes-Alpes et l’inceste. Elle ne veut aimer personne, lui en aime plusieurs, car il sait « par exemple qu’on peut ne pas mourir de chagrin ». Neige se méfie de l’autobiographie, Baudouin tente vainement de s’y dérober. « C’est peut-être simplement cela, une histoire d’amour, écrit-elle, une histoire dont on ne peut pas parler. » Seulement l’ébaucher. À coups de pinceaux, de lettres. Et c’est ce va-et-vient qui emplit Amatlan d’une force folle, magique.

Culture
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