Travailleur social, mais rentable

Depuis plus de six mois, les travailleurs sociaux se mobilisent contre la révision de leur statut
et de leurs missions. Une dérive libérale qui vise l’ensemble des services publics.

Fanny Derrien  • 28 mai 2009 abonné·es
Travailleur social, mais rentable

«Nous sommes mobilisés depuis plus de six mois, mais nous n’avons aucune représentativité au niveau national. Les travailleurs sociaux qui font la grève, ça n’émeut personne… » , lâche Cécile Gobert, éducatrice de rue dans une cité de Pantin, en Seine-Saint-Denis. Comparés aux salariés de l’éducation et de la santé, les travailleurs sociaux ont du mal à se faire entendre. « Plus de 100 000 personnes » ont pourtant manifesté dans toute la France depuis le mois de décembre contre un vaste projet de réformes du secteur médico-social, constate Bernard Frigout, délégué CGT. Pour l’instant, sans résultat (voir encadré).

Méconnus de l’opinion publique, ces « travailleurs de l’ombre » sont animateurs, médiateurs familiaux, éducateurs spécialisés, assistants sociaux, auxiliaires de vie, psychomotriciens, etc. : « C’est le même métier à la base… mais c’est comme comparer un gérontologue et un pédiatre », explique Amédée Thévenet, inspecteur général honoraire des affaires sociales. Outils de cohésion sociale tentant de réduire les inégalités, ces métiers sont souvent méconnus, voire déconsidérés. « Les gens nous voient généralement soit comme des James Bond en puissance dévoués à une cause, soit comme des glandeurs qui passent leur journée à fumer des clopes avec les jeunes, relève, exaspérée, Cécile Gobert. Mais ce n’est pas le cas des habitants des cités de Pantin, qui nous côtoient tous les jours et savent qui l’on est et ce que l’on fait. »
*
L’indispensable action sociale est ­désormais la cible de réformes lancées par le gouvernement et les organisations patronales. Mais le secteur s’élève contre la remise en cause de ses acquis sociaux, l’une des étapes de ces réformes qui passent par la refonte de la convention collective du secteur social et médico-social (250 000 salariés concernés), ­initiée par trois organisations patronales (SOP, Snasea et Fegapei). D’après le Syndicat général des organismes privés sanitaires et sociaux à but non
lucratif (SOP), l’objectif est de *« toiletter et adapter la convention aux nouveaux besoins médico-sociaux »
, mais aussi « d’homogénéiser la situation professionnelle des travailleurs sociaux en intégrant de nouvelles professions ».

Les syndicats de salariés pointent un nivellement des rémunérations par le bas et au mérite : « Les employeurs auront tout loisir de faire jouer la concurrence entre un éducateur spécialisé et un moniteur éducateur », explique André Giral, délégué syndical chez SUD Santé sociaux. De quoi porter atteinte à la qualité du service public.
Les salariés s’inquiètent aussi de la conception patronale du métier : les travailleurs sociaux deviendraient des « techniciens du social interchangeables ». Surtout, SUD affirme qu’ « au niveau des réformes, il y a un temps de décalage entre le médical et le médico-social, mais dans cinq ans ce sera pareil : le règne de la rentabilité » . Les syndicats dé­noncent une approche libérale : une standardisation et une marchandisation du travail social avec une prégnance du contrat et des évaluations.

Une logique à laquelle sont déjà confrontés les travailleurs sociaux au niveau national dans le domaine de la santé et de la cohésion sociale. Dans le cadre de la réforme des hôpitaux, l’Association nationale des assistants de service social s’interroge sur le rôle confié aux services sociaux dans les structures médico-sociales et hospitalières. Elle redoute une division entre le volet thérapeutique et le volet de l’accompagnement avec l’apparition d’un nouveau métier, celui d’éducateur pour la santé. Et la révision générale des politiques publiques a prévu pour juillet 2010 la fusion du secteur de l’animation et de la cohésion sociale au sein de directions régionales placées sous l’autorité du préfet. Un rapprochement déjà expérimenté dans huit régions, qui donne des résultats mitigés et soulève des questions quant à l’égalité d’accès au service public dans toute la France.

Autre menace, la mise en cause de la place des professionnels dans les dispositifs de prévention et de réinsertion. « On accompagne les jeunes dans leur démarche scolaire, familiale, professionnelle ou judiciaire, mais on essaie aussi de favoriser le dialogue entre les habitants du quartier, ce qui nous permet de prévenir certains problèmes » , explique Soisick Marquet, une des huit éducateurs de rue de l’association TVAS 17, implantée dans le XVIIe arrondissement de Paris depuis plus de trente ans. Que deviendrait ce quartier parsemé d’îlots de pauvreté sans la présence de travailleurs sociaux ? « Il manquerait du lien social et un groupe d’adultes référents pour les jeunes » , répond Mathieu Guerrier, éducateur de TVAS 17.

Psychologue en Seine-et-Marne, Ophélie Hernandez reçoit des familles mandatées par le juge pour enfants. « C’est difficile de gérer le décalage entre la demande judiciaire et la réalité du public auquel nous sommes confrontés. Ce sont des personnes avec une histoire lourde, souvent d’inceste, ou mêlées à des trafics de drogue. Comme la justice ne sait pas trop quoi en faire, elle nous les envoie. » Conclusion : « On ne travaille pas, on bidouille. »

La situation n’est pas près de s’améliorer. Gouvernement et organisations patronales veulent mettre en place un dispositif qui fait des salariés une variable d’ajustement dans un secteur qui subit de plein fouet les politiques de maîtrise comptable, soulignent aussi les syndicats. Du côté des ­centres d’hébergement d’extrême urgence, le problème principal reste le manque de personnel. Thierry Brossard, infirmier de formation, observe : « Je suis parfois seul le week-end pour m’occuper d’une centaine de personnes. » Impuissant face à cette marée humaine, ce quinquagénaire se sent instrumentalisé par les pouvoirs publics. « Les centres d’hébergement d’extrême urgence constituent une prise en charge des populations précarisées à moindre coût. Une situation intenable dans laquelle notre mission d’accompagnement est réduite à celle d’un contrôle social. »
Cette tendance répressive est particulièrement perceptible dans le domaine de la protection de l’enfance : les éducateurs de rue peuvent être conduits à travailler main dans la main avec la police dans le cadre de missions de prévention. « On nous invite à être vigilants, à surveiller les halls d’immeuble, à signaler tout incident et même à faire de la prévention routière » , témoigne Cécile Gobert. Le secret professionnel est de fait remplacé par un secret partagé entre travailleurs sociaux et responsables politiques locaux, une évolution contradictoire avec la mission de prévention des éducateurs.
Aujourd’hui, la révision de la convention collective est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. « Si ça passe, je ne sais pas si je continuerai ce boulot… » , confie Cécile Gobert. Les travailleurs sociaux restent en tout cas déterminés à ne pas céder au mirage de la « modernisation » des politiques publiques.

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