Comment on criminalise un peuple

Des associations de défense des droits de l’homme dénoncent un durcissement de la politique de l’État chilien à l’égard des Indiens mapuches.

Fanny Derrien  • 25 juin 2009 abonné·es
Comment on criminalise un peuple
© Réseau d’information et de soutien au peuple mapuche : Du 19 au 23 juin, festival « Arts Mapurbe » à Paris.

L’affirmation n’est pas à prendre à la légère. Surtout quand elle émane d’un exilé politique victime de la dictature chilienne : « Il reste beaucoup à faire au Chili pour le respect de la démocratie et des droits des Mapuches » , assène Héctor Zavala, président du Collectif pour les droits de l’homme au Chili. Une analyse qui trouve un écho certain après la révolte des Indiens d’Amazonie au Pérou voisin (voir Politis n° 1057). Les Mapuches veulent récupérer leurs terres ancestrales, aujourd’hui majoritairement aux mains d’entreprises minières et forestières [^2]. À ce jour, 50 militants mapuches sont détenus et 15 autres en attente d’un procès, selon les associations franco-­chiliennes. Réunis le 29 mai à Paris pour dénoncer « la criminalisation de la lutte du peuple mapuche » , les Indiens ont tenté d’interpeller Michelle Bachelet, la chef de l’État chilien en visite en France. En vain.

« Les peuples indigènes et les personnes qui les défendent restent en butte à des violations de leurs droits fondamentaux  », observe le rapport 2009 d’Amnesty International. La région où vivent les Mapuches est complètement militarisée. « Il existe une sorte de frontière entre les terrains appartenant aux entreprises forestières et les terres des communautés indiennes, gardée par les forces de ­l’ordre » , témoigne Joffrey Rossi, un documentariste français, coréalisateur du film Lutter pour continuer à vivre. Aux incendies des plantations, la police répond par des vagues d’arrestations. Le 11 avril 2009, dix Mapuches sont emprisonnés sous le coup de la loi antiterroriste. Héritée de la dictature, cette loi triple les peines pour les délits graves. Malgré les promesses faites par Michelle Bachelet lors de la campagne présidentielle, elle continue d’être appliquée et fait planer un climat de peur au sein des communautés. Face aux critiques formulées par l’Organisation mondiale contre la torture, la présidente a répliqué sèchement : « Au Chili, personne n’est en prison pour des raisons politiques ou ethniques, mais parce qu’un délit a été commis. »

Depuis 2008, la criminalisation s’étend aussi à ceux qui s’intéressent à la résistance indienne. Plusieurs journalistes chiliens et européens ont été interpellés et expulsés. Elena Varela López, à l’initiative d’un projet de documentaire sur la lutte mapuche, pourrait être condamnée à quinze ans de prison pour « association de malfaiteurs » et « liens avec un groupe terroriste » . « Ces accusations sont couramment utilisées pour alimenter l’idée que cette lutte est manipulée de l’extérieur par des extrémistes », commente la Française Julia Gayout. « On m’a interrogée sur la nature exacte de ma relation avec le père de mon enfant, d’origine mapuche, ajoute-t-elle, à cause d’un livre sur l’ETA découvert chez moi lors d’une perquisition. » La répression se durcit à mesure que le mouvement s’intensifie.

« À partir de 1997, les Mapuches ont commencé à incendier des plantations forestières pour récupérer leurs terres , explique Fabien Le Bonniec, chercheur à l’EHESS. Ils sont passés d’une demande foncière à une demande territoriale. Ils ont pris conscience du fait que les lois indigènes, mises en place lors du retour à la démocratie, étaient vides de sens puisqu’elles ne leur permettaient pas de contrôler ce qui se passait sur leur territoire. » La lutte acquiert alors une dimension plus politique, et les Mapuches commencent à s’organiser au sein de coordinations. « Nous visons un régime d’autonomie au sein d’un État fédéral, explique Aucán Huilcamán, un leader mapuche. Nous ne nous considérons pas comme chiliens. » Jusqu’en 1881, les Mapuches sont parvenus à défendre leur territoire, notamment contre les Espagnols. Mais, après la guerre d’Arauco et un siècle de colonisation interne organisée par l’État chilien [^3], leurs terres sont aujourd’hui occupées et fragmentées.

« Ils ont été expropriés et pillés avec la complicité de l’État. Après ça, la justice est arrivée et a fait valoir le droit et le respect de la propriété privée des grandes entreprises », s’indigne Joffrey Rossi. En cristallisant les difficultés et les contradictions du développement chilien, le peuple mapuche est devenu la bête noire du gouvernement. Depuis l’élection de Michelle Bachelet en 2006, les avancées sur le terrain des droits de l’homme ont été bien modestes. Le 15 septembre 2008, le Chili a ratifié la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, qui accorde une reconnaissance institutionnelle aux peuples indigènes et un droit de regard étendu sur leurs terres ancestrales. Mais ce texte fondamental ne soulève guère d’enthousiasme. Pour Julia Gayout, « c’est une arnaque intellectuelle. L’autonomie des ­peuples est reconnue mais elle ne sera jamais effective dans les faits sans volonté politique ».

Le Pacte social pour la multiculturalité, présenté par le pouvoir en avril 2008, sonne tout aussi creux. « Cette politique s’inscrit dans la stratégie traditionnelle de l’État chilien, qui utilise tour à tour la répression et l’assistanat. Elle vise avant tout à faire taire les critiques internationales et à apaiser les leaders indigènes. »
Ce pacte prévoit d’injecter plus d’argent dans l’organisme chargé de racheter les terres mapuches à leurs actuels propriétaires. Mais « les terres proposées aux familles sont parfois très éloignées de la communauté d’origine, ce qui entraîne leur dislocation », avertit Fabien Le Bonniec. Le Chili a encore été rappelé à l’ordre début mai lors d’un « examen périodique » au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Victimes de racisme, discriminés, les Mapuches vont pour certains jusqu’à renier leurs origines et changer de nom. « C’est une lutte à mort, s’ils n’arrivent pas à réaffirmer leurs droits, ils vont perdre ce qui fait d’eux des Mapuches, analyse Joffrey Rossi. Ils luttent pour continuer à exister. »

[^2]: La population mapuche au Chili représente environ 1 million d’individus, soit 10 % de la population. La moitié vit toujours sur son territoire historique.

[^3]: Pendant la « Pacification de l’Araucanie » (centre-sud du pays), le gouvernement chilien a favorisé l’immigration en offrant des terres aux colons européens, tout en menant une guerre d’extermination des Mapuches.

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