Des délinquants assez peinards

La fraude fiscale et financière n’a jamais été aussi importante, révèlent plusieurs rapports. Mais l’Élysée et le gouvernement ne font rien pour inverser cette tendance. Bien au contraire.

Thierry Brun  • 11 juin 2009 abonné·es
Des délinquants assez peinards

Classement de l’affaire des frégates de Taïwan ; dossier de la caisse noire de la puissante organisation patronale UIMM qui n’avance pas ; nombreuses mises en examen en souffrance, liées à des affaires de corruption financières, comme l’affaire Clearstream… Nous vivons une « culture d’exception » , affirme Éric Alt à propos de la délinquance économique et financière. Membre du Syndicat de la magistrature et vice-président de Magistrats européens pour la démocratie et les libertés (Medel), l’homme a même attiré l’attention de son auditoire, lors d’un colloque organisé par la Plateforme « Paradis fiscaux et judiciaires » [^2], sur une « dépénalisation partielle » de cette délinquance, envisagée depuis quelques années. Le magistrat relève notamment que, « durant les débats sur la loi relative à la prévention de la délinquance, les amendements relatifs à la délinquance financière ont été déclarés hors sujet par la majorité… » . Et décrit un « environnement particulièrement hostile pour les acteurs en charge de la lutte contre la corruption » .

Est-il seul à constater cette « culture d’exception » en marche ? Plusieurs rapports récents consacrés à la corruption viennent renforcer ce constat. En premier lieu, un « bilan contrasté des engagements présidentiels de Nicolas Sarkozy » a été rendu public par Transparency International, une ONG qui n’est pas convaincue « de la volonté du pouvoir politique de doter la police et la justice française des capacités et des instruments suffisants pour mettre à jour et traiter les dossiers de corruption et, notamment, les grandes affaires politico-financières ».
La même organisation avait pointé en septembre 2008 « une image de la France quelque peu ternie » en publiant son indice de perception de la corruption. Selon elle, l’Hexagone fait partie des pays européens enregistrant une baisse significative de cet indice et se trouve désormais aux côtés de la Barbade et de Sainte-Lucie, deux discrets paradis fiscaux…

Dans un rapport rendu public en mars, le Groupe d’États contre la corruption au sein du Conseil de l’Europe (Greco) a lui aussi publié un constat affligeant : la France « a restreint assez fortement sa compétence et ses capacités de poursuite à l’égard des affaires de dimension transnationale, ce qui est fort dommage compte tenu de l’importance du pays dans l’économie internationale et du poids de beaucoup de ses sociétés commerciales » .
Plus récemment, le Syndicat national unifié des impôts (Snui), dont l’expertise fait autorité, faisait part de ses « inquiétudes sur le “décrochage” qui s’accroît entre une fraude qui se diversifie, se complexifie et s’internationalise, et un contrôle fiscal dont les moyens juridiques, matériels et humains ne suivent pas » , alors que les différentes formes de fraudes fiscales sont évaluées entre 42 et 51 milliards d’euros.

ONG, syndicats et magistrats financiers dévoilent un état des lieux préoccupant de la corruption en France. Il est surtout très éloigné des effets de manche médiatiques déployés ces derniers jours par le gouvernement. Officiellement, l’Élysée et le ministère des Finances sont engagés dans une dure bataille contre les paradis fiscaux. Très médiatisée, la dernière initiative de Christine Lagarde et d’Éric Woerth, respectivement ministres de l’Économie et du Budget, laisse entendre que la signature d’un accord entre la France et le Luxembourg permettra « la levée du secret bancaire dans les échanges d’informations entre administrations fiscales » . Pour les deux ministres, cela « traduit la volonté manifestée par les États du G20, le 2 avril, d’améliorer la ­coopération en matière d’échange d’informations fiscales aux fins de lutter efficacement contre la fraude et l’évasion fiscales » . Des paroles qui ne convainquent pas.
« Les demandes doivent être étayées, et on ne sait pas qui jugera de la pertinence de ces demandes. Cela veut dire qu’il faudra apporter la preuve qu’il y a fraude alors que les moyens du contrôle fiscal ne suivent pas » , déplore Vincent Drezet, secrétaire national du Snui.

« Tout, dans les faits, menace le contrôle fiscal » , renchérit le groupe de travail sur le contrôle fiscal créé par l’Union Snui-SUD-Trésor. L’Élysée et le gouvernement s’emploient en effet à réduire une justice luttant contre la criminalité financière. « Le risque est grand que l’action de la justice ne soit même plus initiée dans des dossiers de corruption, de trafic d’influence ou d’abus de biens sociaux susceptibles de gêner des dirigeants politiques ou économiques » , s’inquiète Transparency International, qui met en cause le projet de suppression du juge d’instruction dans le cadre d’une réforme de la procédure pénale. L’ONG condamne également les articles permettant l’extension du secret-défense, présentés dans le projet de loi de programmation militaire pour 2009-2014, dont l’examen a débuté le 8 juin à l’Assemblée nationale (voir aussi p. 13).
Le Syndicat de la magistrature ajoute à ces dossiers les « recommandations inquiétantes » du rapport sur la dépénalisation du droit des affaires, remis en février 2008 à Rachida Dati, ­ministre de la Justice. « Prétendant revoir ce droit pénal spécialisé dans le cadre général du droit pénal, elle propose en réalité de créer des procédures d’exception au profit de la délinquance économique et financière » , s’étonne le syndicat. Et, contrairement aux affirmations gouvernementales, pas question de s’attaquer aux paradis fiscaux : Hervé Novelli, secrétaire d’État au Commerce et aux PME, a repoussé « l’idée d’interdire aux banques d’exercer leur activité dans les paradis fiscaux » , dans une proposition de loi défendue le 28 mai à l’Assemblée nationale par Jean-Pierre Brard (apparenté PCF).

« La réforme de la suppression du juge d’instruction a été largement anticipée » , regrette Renaud Van Ruymbeke, juge au pôle financier du tribunal de Paris[^3]. Et « le pôle financier est de plus en plus marginalisé, estime Éric Alt. En matière de lutte contre la délinquance financière, il y a une schizophrénie institutionnelle constante » . Ainsi, avec la loi interdisant le versement de commissions à l’étranger : « Les ministres de l’Économie font obstacle à divulguer à des juges d’instruction ce qu’ils savent des destinataires de ces commissions. Au total, cela coûtera 1,5 milliard d’euros au contribuable… »
Une autre « schizophrénie » guette Rachida Dati et Éric Woerth. Leur priorité, adressée il y a quelques jours aux magistrats des parquets et à la délégation nationale à la lutte contre la fraude, concerne le renforcement du « dispositif de réponse pénale en cas de fraude aux prestations sociales » . Tout le monde s’accorde pourtant à dire que cette fraude est insignifiante au regard de la corruption financière…

[^2]: Colloque organisé à l’Assemblée nationale le 29 mai, voir aussi le site de la plateforme Paradis fiscaux et judiciaires, www.argentsale.org

[^3]: « La lutte contre la délinquance financière est en régression », le Monde du 24 mai.

Temps de lecture : 6 minutes