Foutre !

Bernard Langlois  • 18 juin 2009 abonné·es

Actualités

Ainsi, à en croire la confrérie, ce cher et vieux pays serait comme suspendu aux initiatives à venir de l’omniprésident, à l’orée de la « phase 2 » de son quinquennat, qui sera inaugurée incessamment sous peu par la mise en œuvre solennelle de la réforme qu’il voulait tant : venir s’exprimer devant la représentation nationale réunie (respectueusement) en Congrès à Versailles – il n’a pas encore exigé d’y entrer à cheval.
Ainsi se concocte, en délibération intime entre Lui et Lui, un remaniement ministériel dont personne ne sait rien mais sur lequel tout le monde glose, certains laissant entendre que se prépare « un gros coup » : à la suite du succès des écolos, l’entrée d’Allègre-le-scientiste semblant compromise (serait-ce, du reste, un gros coup ? Longtemps que le mammouth broussailleux ne représente que lui…), on ne voit guère quel gros coup, sauf à débaucher Cohn-Bendit désormais chouchou des sondages, pourrait inventer notre Père de la Nation (lui qui voulait éradiquer « l’esprit de Mai 68 » – c’est réussi !) en passe de muter en Père Vert.

Ainsi, à un enfant qui demanderait : « C’est quoi, le néocolonialisme ? », on pourrait répondre : « C’est, par exemple, quand le tout-État d’un grand pays qui se prétend démocratique se bouscule pour s’incliner sur le cercueil d’une franche crapule africaine fraîchement décédée. » Et s’il insiste pour savoir les raisons de cette affliction unanime des z’élites, de groiche comme de draute, répondez sobrement : « Reconnaissance du ventre ! »

Ainsi, à un ouvrier licencié, à un smicard, un sans-logis, un précaire, un sans-espoir qui s’étonnerait du flop de la dernière grande manif’ syndicale – un naïf, quoi –, vous ouvrirez les yeux en lui expliquant que les centrales ont parfaitement rempli leur rôle, qui était d’étouffer le mouvement de colère populaire qu’on sentait monter dans tout le pays, par leur stratégie de saucissonnage des défilés sans perspectives. Et vous lui citerez ceci : « Les luttes sont laissées à elles-mêmes, secteur par secteur, voire entreprise par entreprise, et le pouvoir a tout loisir de criminaliser les salariés les plus combatifs et d’avancer de nouvelles contre-réformes (travail dominical, 35 000 suppressions d’emplois dans la Fonction publique pour 2010…) tandis que le chômage, la précarité et la misère font des bonds de géant. On comprend que Fillon, le casseur des retraites de 2003 et Premier ministre d’un gouvernement décidé à “démanteler le programme du CNR”, ne puisse s’empêcher de féliciter les directions syndicales pour leur “esprit de responsabilité” [[Extrait d’un communiqué du Collectif national pour un front syndical de classe mis en place par les initiateurs CGT et FSU de la Lettre ouverte aux états-majors syndicaux.
Pétition ici : http://tous-ensemble.dyndns.org/ et vous pouvez leur écrire ici : collectif.syndical.classe@laposte.net.]]. » Et comment !
Actualités. Foutre ! Passons à autre chose.

Sensations !

Les journalistes en général (les critiques littéraires en particulier) achètent peu de livres : ils en reçoivent déjà bien plus qu’ils ne peuvent en lire. Auteurs et éditeurs, eux, envoient gracieusement leurs dernières parutions aux journaux et en attendent (espèrent !) un retour sous forme de chronique, note de lecture, notice, signalement… Bref, un retour. Normal. Déjà, ils sont souvent déçus, tant il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus (de lus…). Aussi, quand un auteur s’exonère de cette pratique en usage du « service de presse » , il ne doit pas s’attendre à une couverture qui lui tiendra chaud pour l’hiver !

À cette règle, il est des exceptions, en tout cas en ce qui me concerne : tel bouquin, qu’on a omis de m’adresser (ben alors ?) mais dont la lecture me démange, déclenchera l’acte d’achat (dernier exemple en date : le Lièvre de Patagonie , de Claude Lanzmann ; l’ultrasioniste directeur des Temps modernes ne risquait pas de me dédicacer son ouvrage, je l’ai donc acheté et ne le regrette pas, quelle vie, quel style : c’est un livre magnifique !) ; j’ai aussi passé commande du premier roman de Jacques Bertin, après qu’il a signalé à son réseau qu’il ne ferait aucun service : ça se comprend d’autant mieux, dans son cas, que l’ami Jacques s’autoédite et n’a pas la force de frappe d’une grande maison pour faire connaître ses écrits – ses disques non plus du reste. Si j’ai un peu traîné, par naturelle nonchalance – mais Bertin n’est pas un homme pressé –, je n’allais sûrement pas rater ça, depuis le temps que je lui dis de se mettre à la fiction !

Alors, voilà : croyez à un spécial copinage si ça vous chante, je vous dis, moi, que ce roman n’est pas petite chose sans importance. Une affaire sensationnelle [^2] est à la fois un vrai roman, avec une intrigue qui tient bien en mains son lecteur (rendez-vous compte : dans un coin de province où jamais rien ne se passe, d’audacieux coquins ont subtilisé, avec la grosse Peugeot 402 marron de la Banque de France, toute la paie des usines du département !) et une improbable histoire d’amour entre un vieux garçon clerc de notaire, ancien héros de la France libre, Edmond Pavie, et une infirmière, Léonie Macaire, qui a depuis longtemps coiffé Sainte-Catherine, vouée, en bonne chrétienne, aux œuvres paroissiales (comment la passion va s’emparer de ces deux-là, comme une évidence longtemps dissimulée, n’est pas le moindre charme du livre…), mais encore un tableau fouillé jusqu’au moindre recoin de la topographie, de la vie et des mœurs de ce gros bourg des bords de Loire, cette ville de l’enfance heureuse, où le poète a choisi de revenir soigner ses blessures à l’heure où l’on croit distinguer le bout du chemin : Chalonnes, « grosse montre tombée du gousset d’un marinier et arrêtée à une heure moins dix, si l’on en croit les deux aiguilles, ces deux grand-routes dont l’une s’en va vers Chemillé et l’autre vers Beaupréau, en partant du champ de foire carré. Vers les Mauges, plateau triste peuplé de vaches ennuyées et de paysans maussades, et tacheté de quantité de petites usines spécialisées dans la chaussure ». Le décor ainsi planté ne désorientera pas les connaisseurs de son œuvre poétique, familiers des biefs et des trous de Loire, du chant des peupliers et des « femmes assises dans l’hiver ».
Mais il est encore autre chose, dans ce livre, qui ressemble à son auteur sur le fond et dans la forme : un hommage rendu à ce peuple, cette « peupleraie » dont il est issu, où il a grandi dans les années 1950 (époque où se situe l’action), humble et fier à la fois, dur à la tâche mais sachant emboucher les fillettes de layon [^3] et goûter aux joies simples de la vie, soumis au rythme des saisons et respectueux des us de la République comme des coutumes de l’Église, formé en sa jeunesse au chant choral, au théâtre populaire, aux élans collectifs par la pratique du patronage (ici, belle figure du curé Coulie) et le militantisme des jeunesses agricoles chrétiennes…

Le tout écrit – entre deux tendresses, deux envolées lyriques – avec cet humour goguenard où les plus vieux lecteurs de Politis reconnaîtront sans peine l’auteur du « Malin Plaisir ». Citons, simplement, ces quelques lignes de la 4e de couverture (qui, comme chacun ne le sait pas, est le plus souvent rédigée par l’auteur lui-même) : « Dans quelle mesure l’auteur se moque-t-il du monde ? Pourquoi prend-il le risque mortel d’écrire, en 2008, une histoire édifiante, populiste, régionaliste, naïve à beaucoup d’égards ? C’est une intéressante question. Comme de savoir pourquoi Edmond Pavie, gaulliste cantonal, vient emmerder la littérature. » Une « provocation anticontemporanéiste » , comme il dit encore dans un entretien à la presse locale. Du pur Bertin !
Pourquoi ? Pour notre malin plaisir pardi !

Forces magiques Autre coup de cœur : pour cette « revue métisse » , Obia, que son fondateur, le sculpteur Pierre Digan (aussi lecteur de Politis ) m’a offerte lors du 2e festival du documentaire politique et social Bobines rebelles [^4], qui se déroulait sur le plateau de Millevaches la semaine dernière – j’y étais pour y présenter le dernier film de Mehdi Lallaoui, En finir avec la guerre [^5], où témoignent d’anciens appelés de la guerre d’Algérie qui ont choisi de reverser l’argent de leur pension d’anciens combattants à des villages de Kabylie, à titre de solidarité et de fraternité.

Obia, donc, est une très belle revue paraissant deux fois par an [^6] au tirage limité (mille ex.) qui doit son nom, ainsi que nous l’explique le texte introductif du 1er numéro, aux « forces magiques » , les Obias, « qui ont porté à travers les siècles d’esclavage la révolte et la dignité des nègres marrons » (Georges Chatain). Elle mêle poèmes et écrits divers, dessins, photos, reproductions de sculptures, le tout sous le signe du métissage (Digan, de père guadeloupéen, est lui-même un « sang-mêlé » ). Le deuxième numéro (et dernier paru) a été imprimé en février 2007, donc bien avant le grand mouvement social antillais de l’hiver dernier.
Ce poème de Countee Cullen, qui ouvre le numéro, semble pourtant en annoncer les colères : « Nous ne planterons pas toujours/Pour que d’autres récoltent/Le suc doré des fruits mûrs/Nous ne tolérerons pas toujours/En esclaves muets/Que des êtres inférieurs/Maltraitent nos frères/Nous ne jouerons pas toujours/De la flûte douce/Tandis que d’autres se reposent/Nous ne resterons pas toujours courbés/Devant des brutes plus astucieuses que nous/Car/Nous n’avons pas été créés/Pour pleurer/Éternellement. »
Les chants de révolte, foutre ! qu’on se le dise, ne sont pas réservés aux îles lointaines.

[^2]: Une affaire sensationnelle, Jacques Bertin, Le Condottiere, 206 p., 18 euros. Commande : Velen, Le Floride, 21, rue Alfred-Riom, 44100 Nantes. .

[^3]: Que M. Bayrou ne s’alarme pas : en ces lieux, une fillette est une bouteille de petite contenance (33 cl), et le layon, le p’tit blanc local…

[^4]: Organisé par un collectif d’associations du coin, dont Mémoire à vif, Creuse-Citron, Peuples et Culture 19. Bon programme et sympathique ambiance anar. Notons cette définition du « documentaire social », due au grand cinéaste Jean Vigo (1905-1934) : « Le documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu’y défend nettement son auteur. Ce documentaire social exige que l’on prenne position car il met les points sur les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage au moins un homme. Ceci vaut bien cela. […] Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux. »

[^5]: Contact : Mémoires vives productions, 37, bd Jean-Allemane, 95100 Argenteuil, 01 39 82 03 30.

[^6]: Prix du numéro : 12 euros ; abonnement (2 n°) : 20 euros. Obia revue-IF, 3, rue du Paradis, 87000 Limoges, 05 55 32 99 26.

Edito Bernard Langlois
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