Petite mère d’un peuple

Nirmala Rajasingham a longtemps milité pour les Tigres tamouls, avant qu’ils ne basculent dans la radicalité. Depuis son exil et l’assassinat de sa sœur, elle ne cesse de se battre pour la paix au Sri Lanka.

Erwan Manac'h  • 18 juin 2009 abonné·es
Petite mère d’un peuple

Le regard doux, le sourire grave, Nirmala Rajasingham est une militante discrète mais obstinée. Elle a voué sa vie entière au combat pour la paix et la démocratie au Sri Lanka.
Cinquante-six années de déchirures, de nationalisme, de répression.
Cinquante-six années d’espoir et vingt-deux ans d’exil. Elle sème aujourd’hui un message modéré avec une énergie intarissable.
Début juin, la dame tamoule était de passage à Paris à l’invitation de [Radio libertaire](http ://chroniques-rebelles.info) pour parler des six mois de violence que vient de vivre le Sri Lanka. « Deux heures d’émission pour parler de mon pays, s’extasiait-elle la veille, je ne pouvais pas le croire ! » Sans aucun signe de lassitude, elle raconte posément sa révolte et le combat de sa vie. Pas besoin de la pousser vers les sujets sensibles. Elle étale ses douleurs avec une force déconcertante, martèle son message de paix avec toujours plus de conviction.

« J’étais une activiste de gauche, raconte Nirmala, alors jeune professeure d’anglais. Mais j’étais contre l’idée d’une séparation du Sri Lanka et plutôt mal à l’aise avec le nationalisme tamoul. » Les premiers pogroms contre les Tamouls, dès 1977, la retranchent dans une révolte plus radicale. « Face à une répression aussi violente, j’estimais qu’on avait le devoir de soutenir le mouvement nationaliste tamoul. » Elle se rapproche donc d’un des nombreux réseaux militants de l’époque : les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Elle aide la vingtaine d’activistes en prêtant son toit ou en soignant leurs blessures. Pour cette complicité, elle est arrêtée et emprisonnée, dans le cadre d’un programme de prévention du terrorisme. Elle devient la première femme prisonnière politique de la période. Elle est placée en isolement dans les geôles sri-lankaises pendant vingt-deux mois et réchappe des massacres de juin 1983, qui font 53 victimes parmi les détenus de sa prison.
Grâce à l’aide des Tigres, elle parvient rapidement à s’évader et trouve refuge au sud de l’Inde, à Madras, où le réseau tente de rassembler ses forces. « J’ai rapidement rejoint le noyau du mouvement, explique-t-elle, mais j’ai réalisé que ce n’était pas ma place. » Les Tigres ont considérablement durci leurs méthodes. Ils tuent sans sourciller et entament un grand nettoyage des mouvements tamouls qui leur font de l’ombre. Au sein même du groupe armé, les règlements de comptes sont tragiques.

Six mois après son évasion, Nirmala quitte les Tigres avec son mari, et se cache en Inde du Sud. « C’était devenu vraiment dangereux pour moi de rester dans la région, les Tigres assassinaient tous les anciens activistes qu’ils retrouvaient. » En 1986, elle fuit l’Inde pour le Royaume-Uni.
Au même moment, sa sœur Raja Thiranagama, qui soutenait le LTTE depuis la Grande-Bretagne, choisit aussi de rompre avec l’organisation armée. Elle quitte cependant l’Angleterre et rejoint Jaffna, au nord-est du Sri Lanka, pour enseigner la médecine. Là-bas, elle milite d’arrache-pied contre les violences des deux camps. Avec deux autres enseignants, elle fonde une association d’intellectuels pour dénoncer les violations des droits humains [^2]. En 1990, elle signe un livre [^3] dans lequel elle critique tous les groupes armés. Raja dérange et, à 35 ans, un jour de septembre 1989, elle est assassinée par le LTTE.

Depuis Londres, Nirmala tente de poursuivre le combat de sa sœur. Au sein de la diaspora, elle se bat contre les Tigres, exhorte les réfugiés à rompre avec la ligne radicale. Dans les années 1990, elle est contrainte un temps de vivre cachée. À l’époque, se souvient-elle, des enlèvements et des assassinats étaient aussi perpétrés à Londres et dans les capitales occidentales.
Elle colporte aujourd’hui plus sereinement son combat pour la démocratie dans son pays. Avec son organisation, le Sri Lanka Democracy Forum (SLDF), Nirmala continue de militer au sein de la diaspora pour couper les vivres des Tigres et soutenir la solution politique. Elle est une voix très écoutée par la communauté internationale. Une voix experte et modérée. « Les gens sont prêts à vivre ensemble au Sri Lanka, défend-elle. Ils travaillent ensemble, restent solidaires. Les pogroms et les assassinats sont orchestrés par le gouvernement et le LTTE. C’est ce qui est le plus dramatique. »

Ses vingt-deux années d’exil restent une déchirure. « Mes enfants me disent que j’ai une vie triste » , lance-t-elle dans un éclat de rire. Parce qu’elle ne cesse jamais de parler du Sri Lanka. Elle chante aussi sa souffrance et enregistre des complaintes mélancoliques dans son appartement londonien. Des poèmes de sa sœur, qu’elle met en musique. Ils disent le désespoir des Tamouls. « On a le cœur brisé parce que nos symboles sont brisés, explique-t-elle. Les Tigres ont supprimé tous ceux qui portaient un espoir. On ne sait plus où aller. »

Nirmala Rajasingham constate aujourd’hui sans joie la fin du règne des Tigres. « Ils sont finis, tranche-t-elle. Ils ont perdu leur puissance financière et sont militairement affaiblis. Mais la tâche est immense, il faut tout reconstruire depuis le début avec nos frères et sœurs, Cinghalais et Tamouls unifiés. » Elle alerte pourtant sur le rôle futur de la diaspora, qui a toujours été un soutien déterminant des Tigres. « Maintenant que le LTTE est vaincu, certains, au sein de la diaspora, veulent faire porter leur voix pour faire vivre l’organisation tamoule. »
Nirmala veille sur son peuple comme une mère rongée par l’inquiétude. Après avoir mené tous les combats politiques avec ténacité, elle trouve désormais l’énergie de s’occuper d’une association d’aide aux migrants sri-lankais, qu’elle vient de créer avec quelques amis. « On voudrait aider tous les Sri-Lankais, et notamment ceux qui ne sont pas politisés, explique-t-elle. Parce qu’à Londres, les Tamouls et les Cinghalais sont très nationalistes et vivent chacun de leur côté. » À son échelle, elle espère offrir aux réfugiés une alternative au repli nationaliste au sein d’une communauté tamoule très vindicative. En attendant son retour au pays. « Bien sûr que j’aimerais retourner au Sri Lanka, soupire-t-elle, impassible. *Un jour, ce sera possible, je l’espère. »
*

[^2]: L’association UTHR a reçu il y a deux ans le prix Martin Ennals pour les militants des droits humains : .

[^3]: The Broken Palmyrah, Rajan Hoole et Rajani Thiranagam, disponible en anglais sur .

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