Ce qu’il faut développer…

Fabrice Flipo  • 9 juillet 2009 abonné·es

Jean-Marie Harribey a donné une contribution intéressante [« À contre-courant » du n° 1052 de Politis , NDLR], intitulée « Que faut-il développer ? ». Nous voudrions la compléter car elle témoigne de débats qui peinent à se faire jour.
Remarquons de prime abord que l’auteur ne s’attarde pas sur le choix du terme « développement », qui est pourtant mis en cause par ceux qu’il critique, notamment Serge Latouche. Une première critique qu’on pourrait pourtant adresser à ce terme est son naturalisme, puisqu’il vient de la biologie. On ne « développe » qu’un potentiel préexistant, préalablement « enveloppé ». Le développement est objet de science plus que de politique. Choisir le terme « développement » plutôt que « bien commun », par exemple, n’est pas innocent. Cela permet, d’une part, de renvoyer à un universel défini unilatéralement par les scientifiques occidentaux et, d’autre part, de s’ancrer dans l’économique, dans la question des moyens, en éludant la question des fins. De là plusieurs incompréhensions qui se répercutent sur les « problèmes qui sèment la zizanie », dont parle Jean-Marie Harribey.

Sur le premier, qui consiste à définir ce qu’il faut faire décroître, une première remarque : nul ne disconvient du risque encouru par les pauvres dans une situation de décroissance, si celle-ci était de nature oppressive. Le problème n’est pas là. En revanche, ce que disent les objecteurs de croissance est, d’une part, que les services ne sont pas moins consommateurs que les biens, sur le plan écologique, surtout si les moyens qui leur sont affectés sont en progression ; d’autre part, que les services non-marchands dépendent, pour l’obtention de ces moyens, d’une économie fortement consommatrice. Les objecteurs de croissance n’ont pas de solution toute faite, mais la position de Jean-Marie Harribey, qui demande une décroissance de l’économie matérielle et une croissance des moyens affectés aux services, leur semble contradictoire.

Sur le second problème, Jean-Marie Harribey persiste à s’inscrire dans la vision classique de l’économie, qui utilise la monnaie comme étalon. Pourtant, ce que les écologistes ont introduit est la comptabilité matière. La productivité peut aussi s’évaluer en volume et en flux de matière – en nombre de voitures produites par heure, par exemple. Ce que disent les objecteurs de croissance est que chercher à augmenter la productivité matérielle, dont les niveaux extraordinairement élevés n’ont pu être atteints que par une consommation tout aussi extraordinaire de ressources dotées de propriétés peu substituables, notamment le pétrole, ne peut être qu’un souci productiviste. Le raisonnement « d’économie » proposé par Jean-Marie Harribey est techniquement exact mais ancré dans un ethos productiviste. Au contraire, le souci antiproductiviste va chercher d’autres critères ; par exemple, chez les écologistes, améliorer une productivité mesurée en termes écologiques (service rendu rapporté au poids écologique, et non à l’heure de travail) ou, chez les partisans de la démocratie radicale comme Ivan Illich, mettre en place des détours de production qui puissent être appropriés. Jean-Marie Harribey ne peut pas voir ces problèmes car il place d’emblée le débat au niveau des moyens et non des fins. « La » productivité peut se définir de diverses manières ; à vouloir des définitions absolues, « scientifiques », on en vient à considérer que ce sont les autres qui « sèment la zizanie ». La zizanie, ici, c’est la démocratie !

Jean Gadrey a déjà répondu au troisième problème. Nous pourrions pourtant ajouter ceci : au-delà des débats techniques entre économistes, il existe une corrélation très forte entre consommation de certaines ressources clés comme le pétrole et niveau de PIB. Les pays qui ont vu leur PIB chuter pour une raison ou pour une autre (Cuba, Ukraine, etc.) ont aussi vu leur poids écologique chuter. Il y a donc tout lieu de croire qu’une économie qui serait beaucoup plus écologique aurait un PIB plus bas, les objecteurs de croissance se fondent sur ce raisonnement pour tirer leurs conclusions.
La conclusion proposée par Jean-Marie Harribey est toutefois porteuse d’espoir car elle reprend de vieilles thèses écologistes, qui sont bien sûr à l’ordre du jour chez les objecteurs de croissance.

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