«La seule vraie rupture historique depuis 1945»

Le directeur de l’Iris, Pascal Boniface*, analyse ici les ­conséquences géostratégiques de la chute du mur de Berlin.

Denis Sieffert  • 23 juillet 2009 abonné·es

Politis / La chute du mur constitue-t-elle une vraie rupture historique ?
_ Pascal Boniface / Absolument. On assiste aujourd’hui à une inflation de fausses ruptures historiques. Cette année, il y en a eu quatre : le G8 qui est devenu le G20 ; l’élection d’Obama, la crise financière et le 8 août, on a dit : la Chine et la Russie redécollent, c’est un monde nouveau ! Rien de tout cela ne tient. Même le 11 septembre 2001 n’a pas changé les rapports de forces internationaux. Les États-Unis ont été touchés, certes, mais pas affaiblis. La dernière rupture historique, là où le monde a vraiment changé, c’est donc bien la chute du Mur. C’est la fin du monde bipolaire qui avait structuré les relations internationales de 1947 à 1989. Après cela, que se passe-t-il ? D’abord, après la première guerre d’Irak, un grand espoir naît de ce que dit George Bush père. En mars 1991, devant le Congrès, il célèbre les Nations unies. Il dit qu’enfin la charte des Nations unies, débarrassée de la guerre froide, va pouvoir devenir efficace. On nourrit l’espoir d’un monde multipolaire. On parle parallèlement d’un déclin américain – c’est le livre de Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances. On se dit alors que la Russie va décoller puisque ce qui ne marchait pas c’était la bureaucratie. La bulle spéculative n’a pas encore éclaté au Japon, et celui-ci repart vers la croissance. Tout porte à croire que l’Europe, libérée de la bipolarisation et de la division, va devenir une véritable puissance. On voit non seulement apparaître un monde multipolaire, mais se former un équilibre entre les puissances. Nous avons l’espoir d’un monde multilatéral puisque la guerre du Golfe de 1991 a été résolue de façon multilatérale par une décision collective, avec une abstention de la Chine et un « oui » de l’Union soviétique aux Nations unies.

Mais ces espoirs ne dureront guère…
_ Ils vont être vite déçus, en effet. Le Japon est frappé par l’éclatement de la bulle spéculative et se retrouve plus que jamais en situation de dépendance par rapport aux États-Unis face à la menace chinoise. La Russie de l’époque Eltsine se liquéfie littéralement, puisque son PIB va chuter de moitié entre 1991 et 2000. L’Europe, elle-même, a les plus grandes difficultés à gérer la réunification de l’Allemagne. Et, à l’inverse, les États-Unis débarrassés de la menace géopolitique soviétique vont reprendre leur marche en avant et favoriser le développement des techniques nouvelles d’information.
Contrairement à tout ce qu’on avait pu espérer au lendemain de la chute du Mur, on assiste donc à un renforcement de l’unilatéralisme américain.

De quand peut-on le dater ?
_ Il serait faux de le faire démarrer sous George Bush Jr Et pas davantage à partir du 11 Septembre. En fait, l’unilatéralisme débute sous Bill Clinton. Qui en effet commence à bombarder l’Irak sans aucune résolution des Nations unies ? C’est Clinton. Qui ne ratifie pas le protocole de Kyoto sur le climat, ni le traité instituant le Tribunal pénal international, c’est Clinton (même si, en l’occurrence, il se heurte à l’opposition du Congrès). George Bush Jr n’a fait qu’accélérer ce mouvement. Surtout après le 11 Septembre qui constitue un véritable effet d’aubaine pour les néoconservateurs.

Cette nouvelle situation fait émerger de nouvelles grilles de lecture
du monde. Quelles sont-elles ?

_ Après la chute du Mur, il y a deux explications du monde qui sont l’une et l’autre américaines. La première est une vision optimiste, c’est « la fin de l’histoire » saluée par Francis Fukuyama. Les États-Unis triomphent, il n’existe plus d’oppositions idéologiques au sens hégélien. C’est la ­victoire de l’économie de marché et de la démocratie. C’est-à-dire du modèle américain. La seconde vision, pessimiste, c’est celle de Samuel Huntingron, c’est le « choc des civilisations ». Ce n’est pas la fin des conflits, mais un changement de paradigme dans les guerres. Et aux guerres idéologiques entre communisme et capitalisme va succéder une confrontation entre civilisations, et notamment entre le monde musulman et le monde occidental. Ces deux visions sont également fausses. Celle de Fukuyama n’a aucune chance d’exister. Et celle d’Huntington, la politique américaine d’avant Obama pouvait y conduire tout droit.

Reprenez-vous l’expression d’Hubert Védrine, qui parlait à propos des États-Unis d’hyperpuissance ?
_ Lorsque Hubert Védrine lance son expression « hyperpuissance », nous sommes en 1998, et les États-Unis pèsent sur le monde de la tête et des épaules. La puissance américaine n’est pas seulement militaire, elle est aussi culturelle, technologique, c’est le triomphe de CNN. C’est l’époque que le néoconservateur Charles Krauthammer a appelée le « moment unipolaire ». Mais, en vérité, ce n’est pas parce que le monde n’est pas multipolaire qu’il est unipolaire. Dans un monde mondialisé, c’est tout simplement impossible. Il y a une donc hyperpuissance, au sens où la puissance américaine n’a pas d’équivalent. Mais, en même temps, les États-Unis ne peuvent pas tout faire. S’il y avait eu un monde unipolaire, la Corée du Nord n’aurait pas pu faire ses essais nucléaires, l’Iran n’aurait pas pu faire ses provocations, et la France n’aurait pas pu s’opposer à la guerre d’Irak.

La guerre d’Irak, justement, parlons-en ! Quelle conséquence a-t-elle eue sur les rapports de forces géostratégiques ?
_ La guerre d’Irak est un tournant parce qu’elle va affaiblir les États-Unis et que cet affaiblissement va encourager les autres à s’organiser. L’exemple de CNN, en termes de puissance culturelle, est édifiant. La guerre du Golfe de 1991, c’est CNN. La chaîne américaine devient une référence universelle Il y a alors une sorte d’unipolarité dans les médias internationaux. Puis, on voit apparaître Al-Jazira, BBC World, TV Sur, et même la Chine s’y met. Il y a donc eu une tendance à la concentration vers les États-Unis, mais la politique stupide de George Bush, en pensant que rien ne résisterait aux États-Unis, a provoqué l’organisation d’une sorte de contre-pouvoir. Aujourd’hui, CNN n’a plus le monopole de la communication. Par réalisme, Barack Obama a compris que les États-Unis ne peuvent pas résoudre tous les problèmes du monde, même s’il est tout aussi vrai que sans les États-Unis rien ne peut être résolu.

De nouvelles oppositions ont-elles émergé au plan international ?
_ La grande désillusion est venue de l’Europe. De la France aussi, qui semble avoir eu peur d’avoir eu raison dans l’affaire irakienne. Après s’être fermement opposée aux États-Unis, en 2003, la France n’a cessé, après l’assassinat du Premier ministre sunnite Rafic Hariri, de faire du dossier libanais sa priorité et de chercher sur ce terrain l’occasion d’une rapide réconciliation avec l’administration Bush.

Peut-on parler d’opposition au sujet du Vénézuélien Chavez et de l’Iranien Ahmadinejad ?
_ Non, il s’agit plutôt d’une alliance de « bad guys » et d’exclus qui se disent : « Puisque c’est ainsi, que peut-on faire ensemble ? » Au contraire, et de façon plus discrète, le Brésil de Lula organise l’espace latino-américain. Y compris sur la question militaire, il organise une automatisation, tout en gardant de bonnes relations avec les États-Unis.

Et la Chine ?
_ Sa montée en puissance est particulièrement sensible en Afrique. La Chine arrive à réunir 46 pays dans un sommet sino-africain alors qu’elle n’a aucun passé colonial sur ce continent. En Amérique latine, elle développe ses relations avec le Brésil. Elle se permet même d’en appeler à la remise en cause du dollar comme monnaie d’échange internationale.

La chute du Mur a-t-elle eu une influence sur le conflit israélo-palestinien ?
_ Oui. Autrefois, les pays arabes pouvaient s’appuyer sur l’URSS. Avec la disparition du Mur, ils n’ont plus d’alliés. De l’autre côté, on a d’abord assisté à une diminution de la valeur stratégique d’Israël, dans la mesure précisément où la menace soviétique n’existait plus. Puis cette place a été réévaluée par les États-Unis parce qu’il fallait faire face à une menace arabo-musulmane ou musulmane. Cela du point de vue américain, bien entendu.

Publié dans le dossier
Chute du Mur : 20 ans après
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