Le combat oublié des Ouïgours

Les émeutes d’Urumqui ont fait des centaines de victimes ouïgoures.
Ces musulmans turcophones sont soumis à une sinisation forcée.
Dans les mouvements indépendantistes, l’ancrage religieux est limité.

Claude-Marie Vadrot  • 17 juillet 2009 abonné·es
Le combat oublié des Ouïgours

Pour comprendre la situation dans la région autonome de Xinjiang, où les Ouïgours restent majoritaires dans certains départements, il suffit de mesurer les transformations subies depuis une dizaine d’années par la ville de Kashgar, non loin de la frontière avec les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale. C’est du moins ce que rapportent les rares Kazakhs qui ont encore obtenu récemment un visa pour cette zone frontière bien verrouillée, où les autorités, des deux côtés, limitent la circulation.
Malgré les protestations des habitants, les anciens quartiers de Kashgar sont progressivement détruits par les militaires-ouvriers de l’armée chinoise. Tout ce qui peut rappeler la splendeur et la particularité culturelle de cette ville de 300 000 turcophones, cité qui constitua l’une des étapes les plus importantes de la Route de la soie, est systématiquement mis à bas et remplacé par de larges avenues ­bordées d’immeubles modernes dans lesquels les Ouïgours sont relogés de force, quand ils ne sont pas poussés au départ vers les zones rurales. Il n’en restera bientôt plus qu’une minuscule vieille ville factice, vantée par les agences de voyage, pour la visite de laquelle les touristes doivent déjà payer l’entrée. Autour de la mosquée d’Id Kah, la plus ancienne et la plus vaste de Chine. À Kashgar, que les autorités de Pékin appellent systématiquement de son nom chinois Kashi, les Hans, l’ethnie majoritaire de la Chine qui affronte les Ouïgours d’Urumqi, la capitale de la région, occupent toutes les fonctions dans l’administration, la police et, bien entendu, l’armée. La situation y est donc très tendue et, depuis le 10 juillet, les journalistes étrangers sont priés, « pour leur sécurité » , de quitter les lieux alors qu’ils sont encore tolérés à Urumqi. Le même « conseil » a été donné aux hommes d’affaires. Parce que le pouvoir chinois espère encore accréditer la version selon laquelle les 184 (officiellement) ou les 400 (officieusement) victimes des émeutes d’Urumqi sont essentiellement des Hans, donc des Chinois fidèles au gouvernement de Pékin.

Une capitale totalement quadrillée par l’armée et les forces de police, alors qu’il reste difficile de savoir ce qui a déclenché les heurts entre deux communautés de plus en plus dressées l’une contre l’autre. Les informations disponibles font état d’une mortelle querelle entre ouvriers hans et ouïgours, suivie quelques jours plus tard par le rassemblement de quelques centaines de jeunes Ouïgours réclamant un châtiment pour le meurtre de deux des leurs. D’après un homme d’affaires kazakh qui se trouvait sur place, le groupe était calme, sans slogans nationalistes ou religieux. Mais, affolement policier ou décision délibérée des autorités, le rassemblement a été brutalement dispersé par la police antiémeute. Avec au moins deux morts ou deux manifestants laissés pour morts. Ensuite seulement, des groupes ont parcouru la ville en brûlant des voitures et des magasins. Comme une réaction instinctive, bien que distincte de la première manifestation, d’une population turcophone qui se sent progressivement submergée par la vague chinoise qui continue de déferler sur la région, où les autorités veulent installer une centrale nucléaire.
La preuve, d’abord, que, dans une ville de plus en plus colonisée par les Hans, les Ouïgours étant en train de perdre leur région, il suffit d’un incident pour lancer dans la rue la partie la plus pauvre de la population ; la preuve, ensuite, qu’au nom du racisme dont font preuve les Hans envers une population qu’ils jugent « arriérée », il leur faut peu de chose pour se sentir autorisés à organiser des expéditions punitives.

Simplement, d’habitude, elles sont plus discrètes et ne prennent pas l’ampleur des affrontements récents. Car si le bilan des émeutes est difficile à faire, même pour les journalistes accourus sur place, le nombre de victimes ouïgoures dépasse largement celui de leurs colonisateurs.
Pendant quelques jours, les autorités chinoises ont manifestement perdu le contrôle de la situation, ce qui explique la brutalité de la réaction et le recours à des tirs d’armes à feu face à des groupes ne disposant que de pierres et de sabres ; alors que des groupes de Hans ont ensuite parcouru la ville avec des fusils de chasse et des armes de poing. Ce ne sont pas les Chinois qui ont été arrêtés et maintenus en prison (ils seraient près de 1 500), mais des Ouïgours : ceux qui ont été pris dans les rues mais aussi ceux qui ont été considérés comme les « responsables » des troubles ; la police a notamment perquisitionné chez des internautes accusés « d’avoir diffusé des photos et des vidéos des affrontements » et d’avoir échangé messages et photos avec leurs correspondants à l’étranger. Car, en quelques heures, dès le début des mouvements de rue, le 5 juillet, les cybercafés et les ordinateurs personnels ont été placés sous surveillance, le régime étant rodé pour l’interception des courriels et le blocage des accès aux sites Internet.

Vendredi dernier, alors que la ville d’Urumqi subissait un quadrillage impressionnant de militaires et de policiers applaudis dans les grandes avenues par les passants hans, la plupart des mosquées sont restées fermées, tout comme le bazar et la plupart des commerces tenus par les Ouïgours. Tandis que des milices civiles de Hans continuent à patrouiller en ville sans que la police intervienne, alors que les « meneurs » des groupes d’autodéfense des Ouïgours, auxquels se sont joints des représentants de la minorité kazakhe, choqués, ont été emprisonnés. Un message destiné à la communauté internationale et aux Nations unies, où les Chinois se sont opposés à toute ingérence dans les affaires intérieures de leur pays.

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