Le fantasme du sauvage

Des rapaces accusés de dévorer des vaches vivantes, des castors soupçonnés d’engloutir le poisson… Certaines espèces sont menacées par les hommes en raison des légendes qu’elles suscitent.

Claude-Marie Vadrot  • 9 juillet 2009 abonné·es
Le fantasme du sauvage

Quand les vautours fauves pyrénéens sont accusés d’attaquer puis de dévorer des vaches et des chevaux vivants, les protecteurs de la nature sentent poindre la hantise du « sauvage » qui gagne peu à peu une partie de la France, alors que la biodiversité a tendance à se réduire. Deux mondes aux contours mal définis s’opposent : celui qui ressent le « sauvage » comme une gêne, un désordre insupportable, et celui pour lequel les espèces sauvages suscitent une curiosité et une demande grandissantes, un attrait pour une biodiversité non réductible aux ours et aux loups enfiévrant les imaginations, les légendes, les politiques et les chasseurs… Ces derniers ne raisonnant qu’en fonction du « sauvage » qu’ils peuvent pointer avec leurs fusils : des sangliers apprivoisés et proliférants aux faisans élevés au grain. Une version de la nouvelle lutte entre l’écolo des villes et l’écolo des champs.
Pour une part de notre société en voie de sécurisation, ce qui échappe à notre contrôle – les animaux qui n’en font qu’à leur tête – suscite méfiance ou désir de destruction. Et les élus privilégient ceux qui peuvent se voir et attirer les touristes. Les animateurs de réserves naturelles ou de parcs nationaux étant fermement priés d’organiser des visites au cours desquelles l’apparition des espèces réputées sympas serait garantie en permanence.
Dans les Pyrénées, notamment dans la vallée d’Ossau, les vautours fauves ont longtemps constitué un attrait touristique. Jusqu’au moment (premières accusations portées en 2005) où ils ont été dénoncés comme tueurs de vaches. Quatre-vingt-neuf plaintes ont été déposées en 2008, mais elles ont été jugées si fantaisistes, et relevant du fantasme envers des animaux dont le vol et la beauté inquiètent, que seules six ont fait l’objet d’une investigation poussée. Les experts vétérinaires ont découvert que dans ces six « incidents », ces oiseaux n’ont fait que dépecer des animaux qui venaient de mourir faute de soins. Le vautour est un charognard qui n’attaque jamais les animaux vivants : il n’en a pas les moyens physiques. En général, les accusations contre ces rapaces proviennent des milieux qui protestent contre l’ours, les écologistes étant accusés de les avoir introduits dans les montagnes alors qu’ils n’ont jamais disparu, profitant simplement de la loi de 1976 sur la protection de la nature.

En revanche, dans les Cévennes, sur le causse Méjean et au-dessus des gorges du Tarn, là où ces rapaces ont été réintroduits au début des années 1980, et où il est facile de les observer puisque la région abrite aujourd’hui plus de 200 couples, nul ne songe à les accuser de dévorer les moutons vivants. Comme dans les Pyrénées, cet oiseau, dont l’envergure approche les trois mètres, joue un rôle économique important : en attirant les visiteurs et en servant gratuitement d’équarrisseur. Le gypaète barbu, qui fait l’objet d’un programme de réintroduction dans les Alpes et reste présent dans la montagne pyrénéenne, intervient ensuite en se nourrissant essentiellement des os des carcasses. Comme son envergure est supérieure à celle du vautour et qu’il est d’un naturel curieux, il est encore soupçonné « d’attaquer » les touristes car il vient souvent les survoler. Et voguent les histoires à dormir debout…

Réputation aussi fausse que d’autres légendes encore entretenues dans les montagnes françaises à propos des aigles royaux réputés enlever les enfants au berceau dans les cours de ferme ou de chalets transformés en résidences secondaires. Exploit impossible, les aigles ne pouvant soulever que de faibles proies pour les hisser dans leurs aires. La dialectique complexe entre l’attrait et l’effroi conduit hélas, comme pour le lynx, soit à la mise en place, interdite mais pratiquée, d’appâts empoisonnés ou à des coups de fusils meurtriers. L’histoire des chiens « enlevés » par ces aigles repose sur une histoire vue et vécue : le minuscule caniche soustrait à l’affection de sa maîtresse, dans le parc national des Pyrénées, celle-ci réclamant à cor et à cri que le garde moniteur qui patrouillait à proximité abatte l’oiseau d’un coup de fusil. Il a simplement rappelé à la dame éplorée que les chiens, sauf ceux des bergers, sont interdits dans un parc national.

Les écolos des villes, souvent plus prompts que certains ruraux à glorifier les vertus de la biodiversité sauvage, sont parfois les mêmes qui, une fois à la campagne, délogent les fouines de leurs combles, éliminent des chauves-souris, pourchassent les belettes « qui agressent [leur] chat », empoisonnent les hérissons avec des granulés antilimace ou détruisent les nids d’hirondelles car ces dernières ont l’outrecuidance de chier sur leurs murs. Ce qui ne les empêche nullement d’admirer les vols rapides et bruyants des mêmes oiseaux ou d’éliminer à grands renforts de pesticides les moustiques et autres insectes dont elles se nourrissent : la nature est aimable à condition de ne pas salir et de ressembler à la société urbaine. Ils ne sont pas les seuls, puisque de plus en plus de municipalités, pour les mêmes raisons de « propreté », organisent la destruction des nids, acte illégal qui peut valoir au maire donneur d’ordre jusqu’à 9 000 euros d’amende et six mois d’emprisonnement, comme vient de le rappeler la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).

Dans les réserves naturelles, beaucoup de visiteurs se plaignent auprès des guides des ronces ou des orties qui poussent librement le long des sentiers : expliquer que ces orties sont indispensables à la reproduction des chenilles de papillons qu’ils admirent relève du sacerdoce naturaliste. La nature doit être « propre ». Comme une aire d’autoroute. Comme une forêt où les promeneurs accusent les forestiers de mauvais entretien quand ils ont mission de préserver une part de naturalité : abandon des arbres tombés pour nourrir les insectes xylophages et abriter la microfaune : la libre évolution forestière garantit le retour d’un sauvage.

Le rêve de fausse nature ou de sauvage apprivoisé peut aussi se mesurer dans la Vanoise ou d’autres parcs nationaux : il y a quelques années, les touristes rêvaient de chamois et de bouquetins immobiles pour la photo. Les caméras ont remplacé les appareils photos, et les gardes-moniteurs se plaignent des promeneurs lançant des pierres pour les faire bouger. Inconvénient de la préservation parfois réussie du sauvage : trop de gens prennent la nature pour une émission de télé faisant défiler la faune, alors que seule la patience permet l’observation. Sur les bords de la Loire, entre Beaugency et Briare, les promeneurs grommellent et houspillent les guides naturalistes parce que les castors réintroduits sur le fleuve, qu’ils colonisent de plus en plus, s’obstinent à ne sortir que le soir ou la nuit. Comme sur les bords du Rhône, de l’Isère, de l’Ain, dans les monts d’Arrée ou dans la Petite Camargue alsacienne. Face à eux, des agriculteurs clamant que ces castors coupent leurs arbres. Parce qu’ils ont lu ça dans des livres, mais le castor européen n’est pas un faucheur de saules. Des pêcheurs assurent que l’animal dévore leurs poissons alors qu’il est végétarien. Et ce sont des pêcheurs qui ont lancé en juin une (infructueuse) chasse au crocodile dans un étang de ­Xertigny dans les Vosges. Expression habituelle du fantasme du sauvage. Trois sentiments s’affrontent : des urbains qui veulent tout voir en quelques minutes de marche « comme à la télé », des écolos qui ne jurent que par le sauvage, et des ruraux portant encore le poids de siècles de craintes. Sans oublier des chasseurs ne raisonnant qu’en termes de concurrence avec le gibier.

En publiant le 3 juillet un rapport sur l’état calamiteux de la faune [^2] et de la biodiversité dans le monde et en France, l’Union internationale pour la conservation de la nature ne peut guère qu’aligner des comptes pessimistes, sans entrer dans le détail des forces complexes qui opposent les amoureux du « sauvage » et tous ceux qui, comme au XIXe siècle, rêvent de remettre de l’ordre dans une nature qui ne serait plus qu’un décor pour autoroutes et déviations débarrassées de leurs arbres.

[^2]: Pour la France, la liste rouge promise depuis des lustres par le ministère de l’Écologie se fait attendre, mais une dizaine de mammifères sont immédiatement menacés.

Écologie
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