« On pique à la chaîne »

En Seine-Saint-Denis, l’hôpital Avicenne applique la politique de non-remplacement des départs depuis deux ans. Au détriment des patients.

Erwan Manac'h  • 2 juillet 2009 abonné·es

«C’est de l’abattage ! On pique, on pique. À la chaîne… Des fois, même, sans savoir pourquoi le patient a besoin d’être piqué. » Johany  ne sait plus comment dire son ras-le-bol. Avec tout le personnel soignant des urgences de l’hôpital Avicenne, elle a fait grève deux mois au printemps pour que soient recrutés des infirmiers.
L’hôpital universitaire Avicenne en Seine-Saint-Denis couvre une zone d’environ 1,5 million d’habitants et des problèmes de santé plus aigus qu’ailleurs. Car la pauvreté accroît les petits maux, et la médecine de ville est cruellement insuffisante. « Il n’y a pas assez de médecins de ville dans notre département, explique Frédéric Adnet, chef du service des urgences. On soigne de petites pathologies qui auraient pu être prises en charge en ville. À l’inverse, on reçoit des patients dont les pathologies se sont aggravées, probablement à cause du retard d’accès aux soins. »

Entre les murs blancs des urgences bondées, le personnel soignant circule au pas de charge. « On voudrait juste travailler dans des conditions acceptables » , peste Johany, infirmière dans le service depuis quatre ans et demi. « On en est réduit à faire du travail à la chaîne, on n’a pas le temps de renseigner les familles, de discuter avec les patients. »
En un an, l’équipe d’infirmières de l’après-midi a été divisée par deux. Six départs non remplacés. La direction refuse de creuser le déficit de 17 millions d’euros de l’hôpital. Elle applique les nouvelles consignes de gouvernance qui soumettent les soins aux sous.

Prêtant peu d’attention aux regards des patients, le personnel s’affaire à régler une marée de problèmes logistiques. À l’emporte-pièce. « Le personnel soignant est de plus en plus fatigué et stressé, déplore Frédéric Adnet. Cela engendre des arrêts de travail qui ne sont pas remplacés. C’est un cercle vicieux qui augmente les risques d’accident. » Selon Johany, « avec parfois une infirmière pour 40 patients, il finira par y avoir un drame ».

Au cœur du service, une pièce étroite sert de cœur logistique à l’équipe de soignants. La ruche s’anime par vagues. On déboule pour déposer un dossier ou changer un patient de case sur le logiciel informatique donnant l’état général du service.

Derrière une vitre, huit patients attendent d’être enfin examinés. Un ­cloître lugubre d’une dizaine de mètres carrés. Pas un bruit, pas une perspective de fuite pour le regard. Dix mètres carrés où transitent chaque jour 300 patients. Faute de place, on a garé des brancards le long du couloir, au cœur d’un flot discontinu de personnels et de visiteurs. Ceux qui tiennent sur leurs jambes restent dans la salle d’attente, à l’extérieur du service, avec pour seul réconfort le regard gêné de leurs voisins. C’est tout le travail des personnels soignants, avant et après leur intervention, qui pâtit du sous-effectif.

Un autre patient est aux urgences depuis vingt-trois heures. Il attend son transfert vers un autre service. « L’hôpital est embouteillé, résume Johany. Aujourd’hui, par exemple, c’est la radiologie qui nous bloque. » Personne n’a le temps de conduire les patients pour leurs radios. Comme souvent, il manque aussi des brancards car ceux qui ont servi à transférer les patients hospitalisés ne sont pas rapportés, faute de temps. « On a déjà vu des patients attendre une demi-heure dans le camion des pompiers pour qu’on leur amène un brancard. »

« Je n’ai jamais vu un tel bouleversement en profondeur de l’hôpita l, s’inquiète Frédéric Adnet. En trois ou quatre ans, on a brutalement changé de paradigme. Le souci principal n’est plus de mieux soigner mais de mieux gérer l’argent qu’on nous donne. » À sa grande stupeur, il a même récemment reçu un coup de téléphone de l’administration : « Que se passe-t-il M. Adnet dans votre service, interrogeait le fonctionnaire, vous avez moins de rentrées d’argent ! »

L’anecdote est éloquente. Le personnel soignant est installé dans une logique commerciale. Les budgets sont épiés, et l’on scrute les dépenses considérées comme superflues. Cette tension, conjuguée au sous-effectif quasi permanent des équipes soignantes, met les patients en danger. Un risque que le personnel est contraint d’affronter quotidiennement, dans l’incapacité d’arrêter le travail pour dire son inquiétude. Sur les murs du service, une affiche est scotchée, comme unique moyen de protestation. « Manque de personnel. Patients en danger. Pour nous soutenir, écrivez au service Droit des malades. »

Société
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