Russie : la transition inachevée

En vingt ans, les Russes sont passés du rêve d’un Occident ­mythifié à la désillusion. De la dégradation du modèle occidental à la recherche d’une voie originale.

Jacques Sapir  • 23 juillet 2009 abonné·es

Près de vingt ans nous séparent du début de ce que l’on a appelé la « transition » en Russie, ce qui est l’heure d’un bilan. À se souvenir des espoirs qui ont pu être mis dans ce qu’avait entrepris Mikhaïl Gorbatchev, il est clair que l’on ne peut qu’éprouver une certaine déception. Pourtant, la Russie a changé. La transition a été spectaculaire en économie, même si elle a connu des détours dramatiques. Dans le domaine politique, ces dernières années ont donné l’impression d’un retour en arrière. Sentiment probablement injuste, car le pays n’est pas revenu où il était à la fin des années 1980. Pour autant, la Russie qui a émergé de ce processus global, et qui en un sens est une expérience unique, ne pouvait pas rompre en un instant avec sa propre histoire, que ce soit celle de l’URSS ou celle de la Russie prérévolutionnaire.

C’est certainement dans l’ordre économique que les changements ont été les plus spectaculaires depuis la fin des années 1980. On peut les analyser aujourd’hui de deux manières qui, l’une et l’autre, ont leur ­pertinence.
On peut considérer en un sens que la transition a été un échec en raison de sa précipitation. Devant ­l’accu­mu­lation des difficultés économiques, une partie des dirigeants russes de l’époque ont cru que leur salut résidait dans une radicalisation du mou­vement, et ce jusqu’aux errements tragiques de la « thérapie de choc ». Pris dans la fascination du modèle économique anglo-américain et poussés dans cette direction par les institutions économiques internationales, ils ont appliqué sauvagement les principes de l’ordre libéral : privatisation, ouverture et déréglementation. Il y a eu de multiples conséquences de cette politique. Elle a conduit directement à la grande crise cathartique de 1998. Mais, au travers de la spoliation de la population russe, qui n’a jamais été aussi manifeste que lors de la privatisation des grandes entreprises, et avec la naissance de ceux que l’on a nommé les oligarques, c’est la légitimité même de l’ordre social post-soviétique qui a été mise en ­question.

Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, alors qu’une crise, certes bien moins grave et à l’évidence de nature mondiale, frappe la Russie, cette question de la légitimité resurgit. Que ce soit à travers la corruption, qui est un mal endémique, ou à travers la question de la protection sociale, il est clair que la légitimité de l’ordre social en Russie est, à tout le moins, contestable.

Tout cela est vrai, et connu des autorités du pays. Mais, dans le même temps, il est incontestable que l’économie a changé. La forte croissance que le pays a connue depuis la crise de 1998 et jusqu’à l’hiver dernier a été expliquée de multiples façons. On a invoqué la hausse des prix des hydrocarbures, ce qui est à la fois vrai dans le long terme et beaucoup plus douteux dans le court terme. On a aussi invoqué le développement de grandes industries exportatrices, qu’il s’agisse des métaux ou de la chimie. C’est incontestablement une des raisons de la croissance de ces dernières années. On a enfin souligné le développement de la demande intérieure et l’amélioration absolument incontestable du niveau de vie de la population. Ce phénomène s’est accéléré depuis 2003 et a joué un rôle important dans la croissance.

Cependant, on a probablement oublié un quatrième phénomène. C’est dans le développement d’une économie qui s’est libérée de ses pesanteurs d’il y a vingt ans que l’on doit, aussi, chercher les sources de cette croissance.

Faut-il en conclure, alors, à la réussite malgré tout de la transition ? Tout dépend de ce que l’on met sous ce terme. Si par transition on suppose un m­ouvement de convergence avec une économie mondiale qui serait unifiée par un et un seul modèle, alors on se trompe lourdement. L’économie russe est restée largement dépendante de l’État. Une analyse un peu fine des sources de l’investissement le montre. Si l’on ajoute aux investissements publics ceux qui sont faits par les entreprises publiques, que ce soit les grands groupes comme Gazprom ou Rosneft, ou par les banques d’État telles la Sberbank et la VTB, on verra que l’on est aujourd’hui encore à un total qui est proche des 45 %.

C’est un chiffre considérable. En même temps, il convient de reconnaître qu’il est réalisé pour plus de la moitié par des institutions certes publiques, mais qui sont insérées dans ce que l’on appelle le secteur concurrentiel. Ainsi, les formes d’intervention de l’État ont fondamentalement changé, même si son importance s’est maintenue. Et cela nous renvoie au modèle de développement russe vu dans la longue durée. On retrouve, qu’il s’agisse de la structure des banques ou de celles des entreprises, des formes qui ont été celles du développement historique du pays dès avant la révolution d’Octobre.

L’économie russe est une économie capitaliste. Elle n’a d’ailleurs jamais cessé de l’être. Mais son modèle reste différent de celui de l’économie britannique ou de l’économie américaine.
La transition peut fort bien simplement indiquer le passage d’un état vers un autre, et cela sans que l’on ait à identifier cet état futur des choses. On le constate aussi dans l’ordre politique.

Ici, le bilan que l’on peut tirer des vingt dernières années est encore plus sombre. Il est clair que la Russie n’est pas une démocratie, et qu’elle ne l’a jamais été. Dans le même temps, on est très loin de la simple continuité avec le passé. On a tendance, bien souvent, à oublier, dans l’évolution du processus qui était censé conduire à la démocratie, l’année 1993. C’est dans le putsch réussi d’Eltsine, dans sa dissolution par la force des armes du Parlement et dans la Constitution qu’il fit alors voter que l’on trouve la source de bien des dérives actuelles. Il faut rappeler que cette Constitution ne fut adoptée que par 58 % des votes émis par officiellement 55 % des votants, et sans doute beaucoup moins. Ainsi, c’est au mieux 32 % des Russes qui auraient adopté ce texte.
On doit voir ici une autre source de l’illégitimité rampante du système, mais d’une illégitimité qui a reçu l’approbation de ­l’Occident. En soutenant, par la peur du retour au pouvoir des « communistes », le putsch de 1993, puis le trucage généralisé des élections présidentielles de 1996, et entre les deux le déclenchement de la première guerre de Tchétchénie, les puissances occidentales ont très largement contribué à faire de la Russie ce qu’elle est aujourd’hui. Elles sont donc bien mal placées pour venir reprocher, hier à Vladimir Poutine et aujourd’hui à Dmitry Medvedev, des entorses à la ­démocratie.

Car la pratique du pouvoir de l’entourage d’Eltsine avait abouti à une dissolution de l’État. Après 1998, une reprise en main était inévitable et nécessaire. Aujourd’hui, les Russes contestent bien plus l’arbitraire des pouvoirs régionaux et locaux que celui du pouvoir fédéral. Le retour à l’application de la « verticale du pouvoir » a été bien souvent perçu comme un rempart devant les petits barons des provinces.
Cependant, la pratique délibérée de l’ingérence par les grandes puissances occidentales a eu des conséquences encore plus néfastes. Elle a fini par convaincre les Russes que la Guerre froide n’avait pas pris fin et que ces puissances occidentales n’avaient d’autre but que le démantèlement de la Russie. Il faut y ajouter une politique de l’Union européenne bien malheureuse dans le domaine économique, où l’on a vu un commissaire européen (Pascal Lamy, pour ne pas le nommer) prétendre donner des leçons aux Russes, et une politique des États-Unis qui a visiblement et explicitement cherché à encercler le pays.
Aujourd’hui, les Russes, dans leur majorité, ont une très mauvaise image de l’Occident. Seulement 5 % d’entre eux croient à la bonne volonté du président Obama. Pour près de 77 % d’entre eux, la démocratie est un concept occidental qui ne s’appliquerait pas à la Russie. Il n’est pas étonnant qu’ils aillent chercher dans le passé soviétique des figures tutélaires.

Ici encore, on aurait tort de le reprocher à Vladimir Poutine, qui est allé en 2007 s’incliner devant le monument aux morts de la répression stalinienne. Mais c’est dans la population que le culte d’un certain Staline, car on ne veut se souvenir que de certains aspects du personnage, est bien vivace. Mais, en même temps, est-il si étrange que cela de voir la Russie retourner à son histoire ? Nous avons connu, en France aussi, pareil phénomène autour de Napoléon. Le système politique a incontestablement changé en vingt ans, mais sans doute moins que le système de valeurs. La Russie aujourd’hui hésite entre Orient et Occident. La sagesse est peut-être de la laisser trouver, seule, sa voie.

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