Une journée ordinaire aux urgences

La loi « Hôpital, patients, santé, territoires » de Roselyne Bachelot vient d’être adoptée, confrontant toujours plus le personnel hospitalier aux exigences de rentabilité. Reportage à l’hôpital Saint-Louis, à Paris.

Mathilde Azerot  • 2 juillet 2009 abonné·es
Une journée ordinaire aux urgences

Au cœur de la matinée, l’activité est déjà intense à l’hôpital Saint-Louis, dans le Xe arrondissement de Paris. À 10 h, Nsuni Met, infirmière d’accueil au service des urgences, entame sa quatrième heure de travail.

10 h 15. Dans une pièce défraîchie, Nsuni reçoit un couple d’origine asiatique. L’homme parle pour la femme, car elle ne connaît pas le français. Elle a mal au ventre. Nsuni l’interroge sur ses antécédents médicaux, l’intensité de la douleur, prend sa tension, l’affecte en médecine puis invite le couple à regagner la salle d’attente. « L’infirmière d’accueil voit tous les patients. Je dois évaluer la gravité du cas puis les diriger en médecine ou en chirurgie. L’important est de voir rapidement parce qu’on ne sait jamais ce qui peut se passer après. »

10 h 34. Essoufflée, visiblement affaiblie, une femme d’une cinquantaine d’années entre à son tour. Elle porte une perruque. Elle dit avoir subi une ablation du sein droit dix jours auparavant et ressentir une fatigue immense. « C’est peut-être le contre-coup de l’opération » , avance Nsuni. Elle ausculte la cicatrice sur la poitrine de la patiente. Une poche d’eau s’est formée, un lymphocèle. « C’est le signe d’une mauvaise cicatrisation. Elle risque une infection. J’inscris qu’il faut la voir dans l’heure. »

11 h 23. Un aide-soignant annonce à Nsuni le prochain patient : « C’est une gale. » Un homme âgé de 81 ans entre, chargé de sacs plastiques. Son torse est couvert de boutons. Il délire. Le ton est agressif. Il se dit la victime d’un empoisonnement et d’un complot fomenté par des personnes qui voudraient lui supprimer sa retraite. Fabrice, l’aide-soignant, soupire, dépité. « On n’a plus de lits psychiatriques aux urgences, on les a tous fermés, il faut aller à Lariboisière ou à Saint-Anne maintenant. J’espère que le médecin demandera son transfert. » Pour l’heure, on l’envoie grossir les rangs des patients en transit.

12 h 10. Une jeune femme est amenée sur un brancard. Le docteur Jean-Paul Fontaine, médecin urgentiste, entre avec la patiente. Il craint une méningite et la place immédiatement en réanimation, où elle subira une ponction lombaire. « Ici, c’est le nerf de la guerre, explique-t-il. Le poste d’infirmière d’accueil est stratégique ; il faut évaluer les cas en termes de degré de stabilité ou d’instabilité, et prévoir quel cas risque de devenir instable. »

12 h 20. Rémy Fournier, aide-soignant, est assigné aux entrées depuis le début de la matinée. « Ça n’arrête pas », dit-il en désignant les patients qui débordent de la salle d’attente, saturée. Les nouveaux arrivants se mettent là où ils peuvent, jusque devant l’entrée des salles de soins. « Les médecins libéraux ne jouent pas le jeu, peste-t-il, c’est un week-end à pont, et ils nous envoient directement leurs patients, dont certains n’ont rien à faire ici. On a cent cas en moyenne par jour, ça commence à être trop par rapport aux capacités du service. »

12 h 43. Un homme arrive à cloche-pied. Il parle en tamoul. Un ami l’accompagne, venu en interprète. Une blessure au pied, devenu difforme, le fait souffrir. Nsuni lui refait son pansement et le renvoie dans la salle d’attente.

13 h 25. Cinquantième patient. Nsuni doit redoubler de concentration et de vigilance. « Je suis usée. En 2008, j’ai fait 400 heures supplémentaires. Cela fait cinq ans que je fais ce métier, et la durée de vie professionnelle d’une infirmière est d’environ sept ans. J’ai vu les conditions de travail se dégrader : aujourd’hui, on nous demande de travailler toujours plus vite, de soigner beaucoup de monde et sans tuer personne ! » À 28 ans, la jeune femme envisage, dans les prochaines années, une reconversion dans la formation.

14 h. La journée est terminée pour Nsuni. Elle reste néanmoins quelques minutes pour évoquer la réforme de l’hôpital public. « Le service s’est mobilisé contre la loi. Ici, à chaque manif, il y a eu 100 % de grévistes, aides-soignants, infirmières et médecins confondus, même si on est assigné. On ne peut pas mettre côte à côte les termes de soin et de rentabilité, ils sont antagonistes, et c’est ce que fait pourtant la loi Bachelot. La santé doit être une priorité, et si l’hôpital coûte cher, c’est normal, car on doit pouvoir y soigner tout le monde, y compris les bénéficiaires de la CMU et de l’AME, qui sont souvent refusés ailleurs. »

15 h. L’atmosphère est tendue. Certaines personnes attendent depuis près d’une demi-journée. Et sans cesse de nouveaux arrivants affluent. Les malades trop faibles sont couchés sur des lits disposés le long des couloirs. Dans l’aile des soins, la valse des patients continue. La chirurgie-traumato dispose de deux salles. Le docteur Nicolas Hakim, secondé par une interne, fait la navette entre les deux. Au pas de course.

15 h 10. Dans la première pièce, le jeune Tamoul blessé au pied, toujours accompagné de son ami, vient seulement d’être appelé par le médecin. L’échange est sec. « Ce sont des varices, tranche le chirurgien. Il faut qu’il aille chez son médecin traitant, il n’a rien à faire aux urgences. » Le jeune homme a le visage tordu par la douleur. «  Il faut qu’il se fasse opérer, et c’est une opération qui se programme, il faut un suivi en phlébologie. » On lui administre des médicaments antidouleur et des bandes « chasseuses d’œdème ». « On se dépêche, on va voir le suivant », lance le chirurgien à son interne.

16 h. Le docteur Fontaine, praticien depuis quatorze ans au sein du service, semble avoir terminé sa garde, mais il reste dans les parages. Il s’élève contre le terme de « bobologie » souvent utilisé pour dénigrer les attributions des urgences. « Pour les politiques, si les urgences fonctionnaient bien, on n’y trouverait que des cas graves, donc des hospitalisations. Or, le taux d’hospitalisation est de 15 %. On dit ainsi qu’il y a 85 % des cas qui n’ont rien à faire aux urgences ! Mais, si je tombe dans la rue et que je me luxe l’épaule, j’aimerais pouvoir me faire soigner et rentrer directement chez moi. Il ne faut pas prendre ce type de cas au rabais, ils entrent exactement dans les prérogatives des urgences. D’ailleurs, si ces 85 % rentrent chez eux, on peut penser que c’est parce qu’ils ont bien été pris en charge. »

17 h 12. Soixante-dix-sept patients ont été enregistrés à l’accueil, tous ne sont pas encore passés. La centaine devrait être atteinte lorsque l’équipe de nuit viendra, à 21 h, relayer la douzaine de professionnels du service. Et clôturer une journée ordinaire.

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