Dur apprentissage de la vie active

Alors qu’un demi-million de jeunes s’apprêtent à pointer à Pôle emploi, le gouvernement souhaite développer massivement les formations en alternance. Mais, avec la crise, la réalité de cette insertion en entreprise s’assombrit.

Pauline Graulle  • 27 août 2009 abonné·es

À l’annonce de la légère « embellie » des chiffres du chômage au mois de juin
(- 0,7 % par rapport à fin mai), Christine Lagarde, ministre de l’économie, eut, pour une fois, le sourire modeste. Sans doute pensait-elle aux plus de 650 000 jeunes qui débarqueront sur un marché de l’emploi dévasté en septembre. De quoi redouter un embrasement de la crise sociale… Dès le mois d’avril, Nicolas Sarkozy dégainait son plan pour l’emploi des jeunes. Avec un « pari »  : le développement massif des formations en alternance à tous les niveaux de qualification, du CAP à l’université. Et une méthode : abreuver d’exonérations et de primes les entreprises recourant à l’apprentissage.

Rebelote en juillet, avec les conclusions de la commission Hirsch sur la politique de la jeunesse. Du Medef à Génération précaire, on y plébiscite le système de l’alternance, « l’outil le plus éprouvé pour favoriser l’insertion professionnelle des jeunes » . Dans son Livre vert, Martin Hirsch, haut-commissaire à la Jeunesse, appelle donc à doubler le nombre de jeunes en alternance – ils sont 400 000 aujourd’hui – d’ici à 2015. À l’avenir, un jeune sur sept devrait signer un contrat d’apprentissage ou de professionnalisation [^2] avec une entreprise au cours de sa formation. Et l’ancien président d’Emmaüs de se féliciter de cette mesure « audacieuse ».

L’idée que l’alternance pourrait réduire le chômage par une adaptation du jeune au marché local de l’emploi est pourtant un vieux serpent de mer (voir encadré). « La réhabilitation de l’alternance est utilisée depuis plusieurs années comme un levier par les politiques pour faire croire qu’ils cherchent à répondre à des problèmes sociaux, observe Gilles Moreau, professeur à l’université de Poitiers et sociologue spécialisé dans les questions de l’apprentissage [^3]. En 2005, les voitures calcinées de la révolte des banlieues sont à peine refroidies que le premier ministre d’alors, Dominique de Villepin, annonce l’apprentissage à 14 ans. Une mesure abandonnée en 2007. En 2006, les universités sortent du mouvement anti-CPE, et le gouvernement met en place un groupe de réflexion sur les universités, dont l’une des missions est de développer l’apprentissage dans le supérieur. En 2009, c’est la crise, et Martin Hirsch sort l’alternance… » Qui a en outre pour avantages de réduire les chiffres du chômage des jeunes, de réaliser des économies sur le dos de l’Éducation nationale, reléguée au statut d’adjuvant de l’entreprise dans la coformation des jeunes, et d’offrir une main-d’œuvre peu coûteuse au patronat.

Mais, à l’heure des licenciements massifs, la réhabilitation de l’alternance apparaît comme un extraordinaire paradoxe. « Le marché de l’apprentissage est déjà saturé en période de petite croissance, explique Gilles Moreau. Dans la pharmacie ou la coiffure, il faut parfois contacter jusqu’à 100 pharmacies ou salons de coiffure pour trouver un maître d’apprentissage. Et c’est logiquement pire en période de récession. On parle toujours des secteurs qui peinent à trouver des apprentis, jamais des secteurs qui ne recrutent pas… »

Avec la crise, ils sont pourtant de plus en plus nombreux. En un an, le nombre de contrats d’apprentissage et de contrats de professionnalisation signés avec un employeur a chuté d’environ 40 %. Évidemment, les apprentis travaillant dans le secteur des travaux publics ou de l’automobile sont touchés de plein fouet. Mais aussi, par ricochet, certains secteurs du commerce, de l’ingénierie ou des transports. Au mois de juillet, l’Institut supérieur des cadres et techniciens (ISCT) du Havre, qui délivre des contrats de professionnalisation dans le domaine des transports, ne comptait ainsi qu’un seul inscrit dans la promotion 2009-2010. De leur côté, les étudiants passent des dizaines de coups de téléphone en vain : « Les DRH me disent qu’ils attendent de voir, que la conjoncture est mauvaise, soupire Stéphane, 25 ans, parti en quête d’une entreprise, sésame pour intégrer une licence d’informatique. Et sur le site de Pôle emploi, il n’y a aucune offre dans ma branche professionnelle. »

Au Centre de formation des apprentis (CFA) Léonard-de-Vinci, à Paris, on s’attend cette année à placer un tiers de jeunes en moins que les années précédentes. « Dans le secteur de l’automobile, entre les arrêts de production, le chômage technique, la cessation des CDD et le renvoi des intérimaires, les jeunes ont de moins en moins de chances de trouver un patron, estime Olivier Housseini, responsable de formation. Près de 50 % des entreprises chez qui nous placions des jeunes nous font faux bond. » L’entreprise Savoy Technology en fait partie. Cette PME de 70 salariés, dont l’activité est en lien avec l’automobile, a connu le sort tristement banal de la chute de ses commandes, du chômage partiel et d’un plan de restructuration : « Tous les ans, nous prenions un apprenti du CFA de Vinci, mais cette année, nous ferons sans, regrette Jacky Chaussée, qui dirige le bureau d’études de la boîte. Peu importent les incitations financières du gouvernement : on n’a plus de boulot à donner aux jeunes. »

Et quand les apprentis finissent par décrocher un contrat, la découverte du monde du travail ne s’avère pas toujours rose. « Les conditions de travail restent très discutables, affirme Gilles Moreau. U ne récente enquête que j’ai conduite auprès d’un échantillon de 5 000 apprentis des Pays de la Loire montre que 38 % des apprentis déclarent faire des heures sup toutes les semaines, voire tous les jours, et que dans 26 % des cas elles ne sont ni payées ni récupérées. Si on met toutes ces heures bout à bout, ça en fait du travail gratuit ! » Et la crise n’arrange rien. « C’est évidemment plus difficile d’être en alternance dans une entreprise qui a des difficultés économiques, explique Catherine Rebatel, responsable de formation au CFA Léonard-de-Vinci. Comme les entreprises réduisent les postes, les salariés travaillent à flux tendu. Ils ont trop de travail pour s’occuper des jeunes, qui doivent souvent composer avec une ambiance à couper au couteau. Certains apprentis peuvent être amenés à remplacer un poste censé avoir été supprimé. » À l’orée de l’âge adulte, les apprentis se retrouvent bien souvent les témoins isolés – voire les parties prenantes – d’un capitalisme sans pitié.

Fabien en sait quelque chose. À 23 ans, le jeune homme a déjà une expérience éprouvante du monde du travail : deux entreprises, un licenciement et un passage aux prud’hommes. Embauché en 2008 comme apprenti dans un cabinet de recrutement pour refaire le site Internet, il connaît, trois mois plus tard, les affres du métier : « J’ai été convoqué à un entretien de licenciement. Tout le monde était viré. J’étais en colère contre mon boss, qui m’avait promis de me garder un an, le temps de la formation, alors qu’il savait très bien que la boite coulait ! Visiblement, il cherchait juste un employé pas cher pour faire le bouche-trou… »

Au vu de la situation, les licenciements et la mise en chômage partiel des apprentis pourraient se multiplier. « L’année dernière, certains de nos apprentis se sont retrouvés sans bureau, relate Catherine Rebatel. Les disparitions de postes, les fusions, les plans de licenciement, les délocalisations… Cela peut être très dur à vivre pour des jeunes. Au CFA, on leur dit que, malheureusement, c’est probablement ce qui les attend. » Un avenir pas très prometteur pour le « plan jeunes » de l’Élysée…

[^2]: On distingue plusieurs statuts d’alternance. Le contrat d’apprentissage s’adresse à des jeunes de lycée professionnel (CAP, BEP, Bac Pro) sous statut scolaire, ou à des jeunes sous statut salarié qui alternent périodes en entreprise et séjour au Centre de formation des apprentis. Les jeunes avec peu ou sans formation scolaire peuvent signer un contrat de professionnalisation où le temps en entreprise est maximum. Enfin, le sociologue Gilles Moreau considère les stages étudiants comme une troisième branche de l’alternance.

[^3]: Auteur de les Patrons, l’État et la Formation des jeunes, La Dispute, 2002, et le Monde apprenti, La Dispute, 2003.

Temps de lecture : 7 minutes