« Un Prophète » de Jacques Audiard : Un homme en liberté

Avec « Un prophète », Jacques Audiard forge
le destin d’un héros
qui trouve sa voie en prison. Avec deux grands comédiens, Tahar Rahim
et Niels Arestrup.

Christophe Kantcheff  • 27 août 2009 abonné·es

Au début, Malik El Djebena n’est rien ; à la fin, il est un héros. Un prophète est le plus archétypal des récits d’initiation. Originellement dénué de tout, sinon de ses potentialités, Malik, incarcéré en centrale alors qu’il est juste majeur, sortira quelques années plus tard avec le pouvoir, l’argent, le savoir et le respect. À ce degré de transformation et de « réussite », on peut dire que le cinquième long métrage de Jacques Audiard est un conte, ou un « film de genre » , un « western » , selon les mots du réalisateur. Malik El Djebena est en effet un pur personnage de cinéma, et Un prophète ne prétend pas à la vérité sociologique – ce qu’il ne faudrait pas oublier lors de la réception du film –, bien qu’il respecte un certain réalisme. Et si Un prophète se déroule en grande partie dans une prison, il est inutile d’en attendre un traitement naturaliste, avec dénonciation des conditions de détention et de la surpopulation carcérale, même si rien n’y est édulcoré, notamment la violence qu’elle génère.

Ce qui intéresse le cinéaste, c’est la situation dramaturgique. Deux clans se font face : d’un côté, les Corses, qui, en cheville avec l’administration pénitentiaire, « tiennent » la prison et y imposent leur loi ; de l’autre, les Arabes (dénommés les « barbus » par les Corses). Malik y est comme jeté en pâture. Très rapidement, les Corses lui font subir une épreuve initiatique et obligatoire – tuer un détenu qui risque de leur nuire – pour le faire bénéficier de leur protection, c’est-à-dire le prendre à leur service.

Le film soulèvera ainsi un à un des enjeux de taille concernant Malik. Par exemple : qu’en est-il de sa conscience ? A-t-il la fibre identitaire ? En l’occurrence, Malik est montré comme un être moral, ou plus exactement sa conscience est avivée, tourmentée par son inconscient, le mort revenant à lui sous forme d’une apparition fantasmagorique. Quant à son sentiment d’appartenance à une communauté, il n’est pas déterminé. A priori, Malik ne se sent lié à personne. Son ralliement aux Corses est un assujettissement, et si Malik rencontre les Arabes sur le chemin de son émancipation, leur alliance est de circonstance. En réalité, l’identité de Malik n’est pas donnée, elle se façonne au fur et à mesure, le personnage et la perception que le spectateur en a se construisant simultanément.

Cette émergence d’un destin suit deux phases narratives, qui se chevauchent plus qu’elles ne se succèdent. La première instaure une relation de ­maître à serviteur entre Malik le candide et César Luciani, le parain rompu à toutes les perversités pour maintenir son royaume mafieux, qu’il sait fragile. Deux comédiens magnifiques les incarnent, qui partagent la disparité d’expérience de leurs personnages, mais à l’écran forment un duo solidaire : Tahar Rahim, dont c’est le premier grand rôle, un cocktail de juvénilité et d’énergie adulte, la « révélation » du dernier festival de Cannes ; et Niels Arestrup, qui excelle dans la violence insidieuse et la brutalité tranchante, toujours très convaincant devant la caméra de Jacques Audiard (dans D e battre mon cœur s’est arrêté , déjà).

Contrairement aux précédents films du cinéaste, ici, la relation père-fils est exclue. Entre Malik et Luciani, pas la moindre affection, mais le chantage permanent du plus fort sur le plus faible pour une soumission sans tache. Cependant, peu à peu, une certaine fragilité s’insinue dans la position du maître. Moins parce que le nombre de Corses diminue dans la prison que parce que Luciani a un usage de plus en plus personnel de Malik. Ce faisant, son serviteur lui devient totalement indispensable. Où l’on reconnaît la figure classique, hégélienne, du retournement de l’esclave en maître et du maître en esclave. Signe de la richesse thématique d’un film qui ne cède cependant rien sur le plan du spectacle et de la mise en scène, d’une efficacité irréprochable.

Seconde voie narrative : en dépit de la pression imposée par le clan corse, Malik trouve les ressources et l’espace pour acquérir progressivement son autonomie, et finalement imposer son ascendant. Il faut dire que le jeune homme s’avère doué d’une intelligence foudroyante et de capacités innombrables : esprit d’organisation, ténacité, excellente mémoire, au point d’être rapidement en mesure de passer des examens d’économie et de manier trois langues – l’arabe, le français et le corse – avec aisance. Ces séquences d’apprentissage sont parmi les plus enthousiasmantes du film (traitées d’ailleurs avec un certain lyrisme, la bande-son laissant souvent place à la musique d’Alexandre Desplats), parce que, hors contexte, elles feraient sans peine l’apologie des valeurs du monde « libre » : goût du travail, persévérance, courage… Certes, Malik fourbit là ses armes pour se défendre et s’imposer, par des trafics et des violences. Mais le profit et le meurtre ne sont pas ses moteurs. Malik est décidément un héros positif. Même si, comme il le dit lui-même, il « marche pour sa gueule » , Malik se bat avant tout pour conquérir sa liberté. Non sa libération, qui finit par advenir, peine purgée. Mais sa liberté. Celle d’un homme qui marche debout, fier et digne. C’est pourquoi sa victoire ne peut être le fruit d’un dessein collectif. Elle est son œuvre, à lui seul.

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