Résurgence de l’effroi

Avec « Des hommes », Laurent Mauvignier raconte l’inaltérable effet destructeur de la guerre d’Algérie sur ceux qui l’ont vécue.

Christophe Kantcheff  • 3 septembre 2009 abonné·es

Depuis ses premiers livres, Laurent Mauvignier travaille sur la parole retenue, contenue, celle qui hante, corrode, incapable d’atteindre l’autre, ou grosse de désillusions et de malentendus. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur de Dans la foule [^2] se soit attelé à la guerre d’Algérie, ou plus exactement à ce que les appelés ont vécu là-bas et n’ont pas su ou pu raconter à leur retour, à ceux qui de toute façon n’auraient pas supporté leur récit. Les personnages de Des hommes , quand l’histoire commence, ont plus de 60 ans. Ce sont en particulier deux cousins qui ne s’apprécient guère : Rabut, le narrateur, et Bernard, ou plutôt Feu-de-Bois, son surnom dû à l’odeur qu’il dégage, où se mêlent la crasse, les effluves de vin et des relents d’urine, un marginal qui vit, dit Rabut, « aux crochets des autres ».

A priori, le ton est celui d’un roman provincial dont l’action se passe dans une petite ville où Solange, la sœur de Feu-de-Bois, fête ses 60 ans et son départ à la retraite. Comme toujours chez Laurent Mauvignier, on est avec des gens modestes. La fête est bon enfant, et l’on se régale de mousseux et « de petits fours en forme de tartelettes avec de l’anchois ou de la crème au thon ». Mais l’élément perturbateur est là. Feu-de-Bois offre à sa sœur une broche, qui l’émeut autant qu’elle l’embarrasse, et qui déclenche l’indignation des autres membres de la famille : où a-t-il trouvé l’argent pour un tel cadeau ? N’aurait-il pas « dépouillé » leur vieille mère ? Humilié, Feu-de-Bois traite soudain de « bougnoule » Chefraoui, un collègue de sa sœur, puis se rend au domicile de celui-ci, où il effraie sa femme et tue son chien.

C’est donc par le biais d’un épisode a priori anodin, quasi anecdotique, dans la banalité d’un anniversaire, qui dérape plus qu’il ne vire au tragique, que Laurent Mauvignier ouvre une brèche dans le présent de ses personnages. Le traumatisme, quarante ans après, est toujours à fleur de peau. Et même si la peau est en cuir, caparaçonnée, un incident inopiné peut l’entailler. Des hommes, c’est l’histoire du refoulé qui se débonde. Mais progressivement.

Le mot « Algérie » n’apparaît en effet pour la première fois qu’à la page 87. On avance vers le séisme, vers le cœur de cette « sale guerre » qui a marqué à jamais ceux qui, à 20 ans, y ont été jetés en pâture, mais par cercles concentriques. Car c’est dans la conscience de Rabut que cela se joue. La construction du roman est en tout point remarquable. Des hommes ne raconte pas la guerre elle-même, mais son inaltérable effet destructeur. Il y a un homme, Feu-de Bois, qui, après son esclandre, est jugé par les autres. Sa sœur continue à l’aimer, quelques-uns lui trouvent des circonstances atténuantes, mais la plupart (pas moins racistes que lui) le condamnent.

Mais pour Rabut, c’est un peu plus compliqué que pour ceux qui aimeraient tout bonnement tirer un trait sur cet emmerdeur. Rabut est plus qu’un témoin, plus qu’un cousin. Laurent Mauvignier montre magistralement les flux contradictoires qui le traversent. Alors que devant Solange ou devant les gendarmes et le maire venus faire leur enquête, il a des mots accusateurs, quelque chose s’est levé en lui, et qui vient prendre la défense de Feu-de-Bois : « Rabut, s’interpelle-t-il, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que t’as, ce trouble, là, toi qui pour rien au monde ne pardonnerais à Feu-de-Bois, qu’est-ce que c’est, pourquoi il y a derrière la haine et le mépris, et ce vieux sentiment jamais calmé contre lui, autre chose, pourquoi tu ressens autre chose, un autre mouvement, plus lointain, souterrain et qui monte et te murmure des mots malsains comme la peur, cette colère aussi, non, c’est pas de la colère, c’est quoi, qu’est-ce que c’est, ça… »

Ce « ça » , au bout du compte, ce sont les souvenirs de la guerre, qui finissent par submerger Rabut, dans l’insomnie de la nuit suivante, racontés à la troisième personne du singulier, parce que Rabut y est un acteur à part entière, peut-être aussi parce que ces souvenirs, malgré l’effroi qu’ils portent, ces atrocités commises par l’ennemi et celles qu’on a été capable de faire subir, commencent à pouvoir sortir de soi. Au contraire, encagées en lui-même comme des fauves indestructibles, ces images de sang et de terreur ont ravagé Feu-de-Bois, saccagé sa vie.
Il y a bien sûr une dimension universelle dans Des hommes , car ce que subissent là les Rabut et Feu-de-Bois est commun à tous les anciens de toutes les guerres du monde. Mais, aujourd’hui encore, la guerre d’Algérie, malgré le travail considérable des historiens, reste ancrée dans une gangue de mensonges et de silence. D’où ce qu’il faut bien appeler la nécessité de la littérature. Et la nécessité de ce roman puissant.

[^2]: Son avant-dernier roman, paru en 2006, repris aujourd’hui en poche chez Minuit (collection « Double », 427 p., 9,50 euros

Culture
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