Un homme face au fracas

Dans un journal qu’il a tenu durant un an, Jacques-Henri Michot pointe les actes
de violence, physique
et symbolique, de notre époque.

Christophe Kantcheff  • 10 septembre 2009 abonné·es
Un homme face au fracas
© Comme un fracas, Jacques-Henri Michot, Al Dante, 391 p., 20 euros.

« Combien de délations sous le régime de Vichy et dans la France de 2008 l’État et sa police entreprennent de peaufiner des techniques permettant la délation sans risque. » Cette réflexion, Jacques-Henri Michot l’a écrite sous la date du 20 juillet, dans le journal, ou la « chronique » , qu’il a tenu du 29 avril au 28 octobre 2008, puis, plus irrégulièrement, jusqu’au printemps 2009, publié aujourd’hui sous le beau titre Comme un fracas. Comparaison, est-ce raison ? Un an plus tard, on constate que la dénonciation de personnes sans papiers a fâcheusement tendance à se généraliser. Jacques-Henri Michot a beau être un homme en colère (une colère plus rentrée qu’explosive, d’ailleurs, bien qu’il lui arrive d’avouer écrire « la rage au cœur » ), il ne cultive pas forcément l’exagération. Il insiste au contraire sur son goût prononcé pour la précision, et son livre n’a ni le ton ni la forme du pamphlet. Mais Jacques-Henri Michot est attentif aux actes de violence physique et symbolique, aux brutalités de tous ordres et de tout temps, au « fracas » du monde, qu’il enregistre tel un sismographe doué de mémoire.

Le premier livre que Jacques-Henri Michot a publié, et dont Comme un fracas pourrait être le prolongement, s’appelait Un ABC de la barbarie  [[Aux éditions Al Dante.
]] C’était en 1998. C’est dire si l’auteur n’a pas attendu l’arrivée au pouvoir de la vulgarité sarkozyenne pour pointer les « abjections » de notre époque (de toute façon, il ne se borne pas à ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières) et pour s’y opposer à sa manière. Sa manière, c’est un texte, qui nous parvient en plein barnum de la « rentrée littéraire ». Quel est le rapport ? Il fallait peut-être qu’en toute cohérence ce livre sorte dans le « fracas » éditorial de l’automne. Ou bien – on dit ça, mais on n’en est hélas pas certain – parce qu’il avait toutes les chances de s’y faire remarquer : par sa singularité, et par ce qu’on y ressent de foi désespérée dans la langue.

Mais reprenons. Qui est Jacques-Henri Michot ? Sa notice biographique dit qu’il est né en 1935 et qu’il a été professeur de littérature comparée, ­d’histoire du jazz et de théâtre brechtien. Il est avant tout un lecteur, un grand lecteur (ce que sont tous les écrivains). C’est dans la bibliothèque qu’il fourbit sa machine de guerre contre les agressions cyniques, et c’est à coup de citations que sa pensée carbure. Michot aurait-il trouvé dans Brecht l’économie de son livre (qui était aussi celle d’Un ABC de la barbarie) ? Probable : « Brecht encourageait à ce qu’il nommait la mobilisation des citations par quoi il convient d’entendre la mise en mouvement la mise en circulation des citations et il importait à ses yeux qu’elles soient eingreinfend terme que l’on traduit d’ordinaire par intervenantes mais eingreifend est plus violent indique comme une attaque un accroc une morsure dans la réalité. »

On aura donc compris que les mul­tiples citations qui émaillent Comme un fracas ne relèvent pas du catalogue érudit et distingué, mais sont effectivement le fruit d’une « mobilisation » contre l’intolérable. Leurs auteurs, ainsi réunis, forment comme une brigade internationale poétique. Beckett, Hugo, Kafka, Chamfort, Marx, Joubert, Thomas Bernhard, Walter Benjamin, et Brecht, bien sûr, sont parmi les plus sollicités et les plus commentés, mais aussi Prosper-Olivier Lissagaray, parce qu’il est l’auteur d’un des livres de chevet de Jacques-Henri Michot, Histoire de la Commune de 1871 , ou encore le trop méconnu Daniel Oster, dont Rangements constitue un antidote contre toute forme d’illusion. Des uns et des autres, ainsi que de certaines scènes de films, de Godard ou de Chaplin, par exemple, Michot extrait des mots et des images « en rupture » , qui s’opposent aux idées perpétuant l’injustice et l’oppression sous l’apparence de la civilisation et des « bonnes manières ». Ainsi, cette maxime de Chamfort sur la Révolution, aux résonances contemporaines : « Les courtisans et ceux qui vivaient des abus monstrueux qui écrasaient la France sont sans cesse à dire qu’on pouvait réformer les abus sans détruire comme on a détruit. Ils auraient bien voulu qu’on nettoyât l’étable d’Augias avec un plumeau. »

On pense parfois, en lisant Michot, aux livres d’Éric Hazan (qu’il cite aussi), en particulier à sa Chronique de la guerre civile. Les deux auteurs partagent la conviction qu’une guerre est menée contre les pauvres et les indésirables, ce qui rend l’insurrection nécessaire et légitime. Jusque dans l’écriture même (d’où une inclination pour Beckett). Mais Jacques-Henri Michot ne cache pas les doutes qui l’étreignent à relever jour après jour les barbaries de notre temps, à les ­mettre en perspective avec celles d’hier, à traquer la veulerie et le mensonge de la propagande ordinaire et des « vérités » officielles, dont les médias se font trop souvent le relais. Quel effet sur son lecteur ? « Sentiment de révolte » ou « accablement néfaste »  ? Pour éviter trop de noirceur, il s’était promis de « partir à la recherche des points de résistance et de leur accorder une place dans cette chronique » . Mais la récolte n’est guère probante.

C’est qu’il ne faut pas perdre de vue que Comme un fracas est un journal ; et si l’auteur le souhaitait plus « extime » qu’intime, son humeur y transparaît, quoi qu’il en veuille. Celle-ci est nettement à la mélancolie. Même si une femme aimée traverse ces pages, on la sent assez lointaine, presque fantasmagorique. Jacques-Henri Michot est plus souvent entouré de ses cigarillos et de son verre de whisky. Mais plus encore que la solitude, qui, bien vécue, pourrait constituer une forme de liberté, la vieillesse le hante. Nombreux sont en effet les passages où l’auteur s’interroge sur les effets de l’âge, sur la manière dont elle a été vécue par ses augustes prédécesseurs, écrivains, artistes, intellectuels, avec lesquels il se sent en fraternité. Cette phrase de Trotsky extraite de son Journal d’exil pourrait résumer ce qu’il ressent : « La vieillesse est la chose la plus inattendue de toutes celles qui ­arrivent à l’homme. »

Reste ce qui, toujours, peuple son silence intérieur, l’accompagne jusque dans ses moments de plus grande faiblesse : la musique. Elle est omniprésente, à travers Haydn, Mozart, Beethoven, Schönberg, ainsi que Sonny Rollins, Max Roach et bien d’autres. Jacques-Henri Michot raconte en particulier quelques épisodes biographiques de ces musiciens, dont le génie s’est exprimé à contre-courant, voire de façon « héroïque », comme Mozart écrivant ses derniers quatuors dans le plus grand dénuement, ou l’ultime concert donné par le pianiste Dinu Lipatti, peu de temps avant sa mort, à 33 ans, où il alla jusqu’au bout de ses dernières forces. La musique, comme résistance à la tyrannie du « fracas ».

Culture
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