Vivre avec 600 euros par mois

Serge Latouche  • 3 septembre 2009
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Il y a quelques mois, les étudiants grecs sont descendus dans la rue. Leur slogan, « Génération 600 euros », dénonçait avant tout le sacrifice de leur avenir, plus ou moins en perspective pour tous les jeunes Européens. Au regard des honteuses rémunérations des responsables politiques et économiques, comme des primes, stock-options, parachutes dorés et autres majorations non moins scandaleuses qu’ils s’octroient, l’écœurement des jeunes manifestants et leur révolte peuvent se justifier. Cependant, 600 euros, c’est à peu près trente fois le seuil de pauvreté absolue, situé par la Banque mondiale à 1 dollar par jour – qui concerne environ un milliard et demi de nos contemporains –, et 15 fois celui de la pauvreté relative (2 dollars par jour) pour 2 milliards et demi d’humains supplémentaires. Les deux tiers de l’humanité vivent donc avec moins de 600 euros par an !

Certes, les objecteurs de croissance sont très avertis de la relativité de telles statistiques. Ainsi, ils admettent qu’avec 2 dollars par jour, on peut être à l’aise à Grand Yoff, banlieue de Dakar, tandis qu’avec 30 euros, on tire le diable par la queue à San Francisco. Mais ils savent aussi que, même en casquant plus de la moitié de 600 euros pour le loyer d’une turne sordide, nos enfants font encore partie du tiers privilégié de l’humanité que tentent désespérément de rejoindre tous les clandestins de la terre.
La gauche social-démocrate, communiste, trotskiste et autre s’est engouffrée dans la trappe du compromis keynéso-fordiste, misant sur la croissance plus que sur le partage, sur le consumérisme plus que sur le communisme, sur la quantité de biens plus que sur la qualité des liens. « Ce n’est qu’au terme de cet immense travail de falsification médiatique et mémorielle, note Jean-Claude Michéa, que le projet d’une croissance illimitée dans un monde sans frontières a pu enfin devenir ce qu’il est à présent : l’ultime centre de gravité philosophique de tous les discours de la gauche et de l’extrême gauche post-mitterrandienne [^2]. » Cornélius Castoriadis avait déjà dénoncé cette dérive flagrante du mouvement révolutionnaire qui supposait « qu’il n’y avait qu’à réaliser la maîtrise sur la nature pour rendre l’autonomie à l’homme  […]. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un contrôle de ce désir de maîtrise, d’une auto-limitation.  […] Nous avons besoin d’éliminer cette folie de l’expansion sans limite, nous avons besoin d’un idéal de vie frugale, d’une gestion de bon père de famille des ressources de la planète [[« Débat avec Legros », in Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Blaise Bachofen, Sion Elbaz,
Nicolas Poirier éd., Éditions du Sandre, 2008. p. 282.]] ».

Et pourtant, nombre de Verts se sont fait piéger par le miroir aux alouettes du développement durable et de ses avatars, croissance verte, capitalisme écocompatible, new deal écologique. Finalement, ils se sont privés des moyens de dénoncer la relance et la politique du pouvoir d’achat. Quant au programme d’une « décroissance sélective, équitable et solidaire », Dominique Voynet elle-même, tout en y adhérant, le trouvait inaudible, et l’un de ses porte-flingues déclarait : « Je ne me vois pas aller dire aux mecs de Peugeot mis au chômage : maintenant il va falloir être sobre dans votre vie quotidienne. »

Certes, si les partisans de la décroissance se contentaient de soutenir qu’on peut être heureux avec 600 euros par mois, on les traiterait immédiatement d’alliés objectifs du capitalisme rapace, avec quelque apparence de raison. Si « l’ivresse joyeuse de la sobriété volontaire » dont parlait Ivan Illich n’est pas inabordable avec 600 euros par mois, la décroissance n’a jamais prêché la passivité et la résignation. Car la joie de vivre hors des chaînes du consumérisme est inconcevable sans amélioration de la qualité de la vie et sans lutte pour la justice. Résister à la pollution mentale et à la colonisation de l’imaginaire, c’est combattre les forces responsables de notre toxicodépendance. Dès aujourd’hui, le bonheur est concevable sur la voie d’une émancipation de l’asservissement consumériste, mais il ne peut se construire que dans la lutte pour un monde plus partagé demain.

[^2]: La Double Pensée. Retour sur la question libérale, Jean-Claude Michéa, Flammarion « Champs essais », 2008, p. 138.

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